La mémoire des flammes
de faire l’insensé devant lui. Je vais donc lui servir mon « personnage », comme vous le dites si bien. Voilà ce à quoi me pousse la société actuelle ! Et l’on dit de moi que j’ai du vice ?
Il se pencha à l’oreille de Margont et susurra :
— Si, un beau jour, vous vous décidez enfin à profiter pleinement de toute la liberté que nous offre la nature... Vous connaissez mon adresse : hospice de Charenton...
La porte du bureau de Pinel s’ouvrit, libérant une femme et un surveillant. Margont marcha sans vergogne dans cette direction, passant devant tout le monde, priant les gens de l’excuser, mais son affaire ne souffrait aucun délai. Tandis qu’il traversait le couloir, faisant signe à ceux qui allaient passer devant lui de lui céder le passage, le marquis de Sade lui cria :
— Savez-vous quel est mon plus grand regret, monsieur ? En 1789, j’étais emprisonné à la Bastille ! Je m’y trouvais depuis six ans et j’y suis resté jusqu’au 4 juillet 1789. Le 4 juillet 1789 ! Si la Révolution avait éclaté seulement dix petits jours plus tôt, si elle avait renversé le roi pour libérer Sade, je vous jure que la France d’aujourd’hui n’aurait rien à voir avec celle que nous connaissons. J’aurais montré à tous ces révolutionnaires le vrai visage de la liberté ! La France a raté sa révolution ! À dix jours près !
CHAPITRE XXIX
Margont pénétra dans le bureau du médecin-chef de la Salpêtrière. Il comptait tout expliquer à Pinel, mais se retrouva face à une foule. Assistaient aux entretiens de jeunes médecins, des surveillants... Épuisé. Tel était le premier mot qui venait à l’esprit quand on apercevait Pinel. Trop de gens attendaient trop de lui. De plus, il allait tout de même sur ses soixante-dix ans. L’irruption de Margont l’irrita.
— Vous allez sortir et attendre votre tour, monsieur ! Je ne doute pas que votre inquiétude soit légitime, probablement venez-vous quérir mon aide pour l’un de vos proches, mais ceux qui étaient avant vous en ont eux aussi besoin.
Déjà, deux hommes s’étaient levés, l’un les mains sur les hanches, l’autre les bras croisés, l’invitant à sortir de lui-même... Margont défit sa ceinture. Il manipula la boucle et celle-ci s’ouvrit, révélant un petit compartiment. De cette étrange cache, il extirpa un papier qu’il déplia, encore et encore, pour finir par tendre une lettre à Pinel. Ce dernier la lut en diagonale ; son regard buta sur la signature de Joseph Bonaparte. Il releva la tête, hésitant, se demandant s’il avait affaire à un insensé ou à un véritable agent impérial.
— Je prie tout le monde de bien vouloir nous laisser. ... ordonna Margont.
Au grand étonnement de l’assemblée, Pinel acquiesça. On s’exécuta sans oser poser de question. Margont exposa le but de sa visite, en soulignant la nécessité de garder secret ce qu’il révélait, et le médecin fut immédiatement intéressé. Ses yeux brillaient, tels deux petits soleils dominant les nuages noirs de ses cernes.
— Utiliser les connaissances sur l’aliénation mentale pour aider à démasquer les criminels ? Quelle idée novatrice et séduisante ! Asseyez-vous, je vous en prie. Donc vous pensez que l’assassin que vous traquez pourrait présenter une maladie de la raison...
— C’est juste une hypothèse. Mais ces brûlures infligées après la mort...
— Un criminel insensé qui se cacherait parmi des criminels sains d’esprit, à supposer que ce dernier concept ait du sens. Ainsi, aux yeux de ses comparses, il aurait l’air normal...
— Avez-vous déjà rencontré un cas semblable ?
— Je vous avoue que non.
Pinel devint songeur.
— Savez-vous pourquoi, en 1793, j’ai été nommé à Bicêtre ? Parce que l’on attendait de moi que je fasse un tri. Oui. On guillotinait tout le monde, la France avait perdu la raison – car cela n’arrive pas qu’aux individus mais aussi aux sociétés, aux pays... Le Comité de salut public était persuadé que des royalistes et des agents étrangers se cachaient parmi les insensés. Quand je soignais un noble, un religieux, je devais statuer sur son cas. Si je disais qu’il était sain d’esprit, qu’il faisait seulement semblant d’avoir perdu la raison : on l’envoyait à la guillotine ! Heureusement, j’arrivais toujours à la conclusion que la personne présentait une maladie de l’esprit. Aujourd’hui, je
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