La mémoire des vaincus
son embauche, Fred posa machinalement sur l’établi ses outils de travail à droite, ses instruments de mesure à gauche, protégés par un chiffon, il lui sembla que, par une sorte d’opération magique, il se remettait dans la case départ d’un absurde jeu de société. La veille de sa mobilisation, il avait confié ses outils à Delesalle. Le libraire les lui rendit comme un viatique. Son beau pied à coulisse d’apprenti, ses équerres, un petit marteau, une lime, Fred les prit avec émotion et crainte. Crainte de ne plus savoir s’en servir avec efficacité. Mais très vite, dans les ébauches, la pratique lui revint. Il la sentait dans ses doigts, dans la précision avec laquelle il appuyait le manche de la lime dans la paume de sa main droite, le pouce en dessous. Il tenait son corps bien d’aplomb, le pied gauche dirigé vers la base de l’étau, le touchant presque, la jambe droite en arrière. Toute la matinée, il se limita à des ébauches à la main : burinage, sciage, limage, meulage. Il se surprit à siffloter un air de chansonnette. Combien Delesalle avait eu raison de le mettre jadis en apprentissage. Son métier lui revenait dans tous ses muscles, dans sa tête. Il appréhendait le moment où il serait amené à des opérations de traçage. Il pourrait lire le dessin, bien sûr, mais traduirait-il rigoureusement avec le compas les indications cotées ? Il ne redoutait une défaillance, ni de sa vue, ni de son cerveau, mais de sa main qui, depuis six ans, ne maniait plus d’outils. Vers la fin de la matinée, un jeune ouvrier, qui devait avoir à peu près son âge, examina son travail, ne fit aucun commentaire, s’inquiétant seulement de ce qu’il possédait bien tous les instruments nécessaires. Comme Fred ne portait pas de lunettes protectrices, il enleva celles qu’il avait sur son front et les lui tendit.
— Tu me les rendras quand je me mettrai au meulage.
Il s’était dérangé par simple camaraderie. Un peu plus tard, il repassa pour voir la qualité de l’ajustage et prêta à Fred une pince à goupille. Cette attention le revigora. Il se sentait adopté par l’atelier. L’inconnu reprit sa place. Fred le regardait buriner, l’épaule immobile, l’avant-bras et le poignet imprimant seuls les mouvements du marteau. Ce jeune ouvrier lui rappelait Hubert. Hubert disparu, comme Flora, comme Rirette. Comment pouvait-on ainsi disparaître, dans une ville comme Paris, dans un quartier comme Belleville, alors que Victor et Voline, propulsés dans une vie errante et dangereuse, s’étaient tout bonnement retrouvés avec lui à Moscou ?
L’atelier dans lequel travaillait Fred, de taille moyenne, regroupait une quarantaine d’ouvriers. Toutes les machines étaient installées dans un grand hangar, haut comme une nef d’église. Les courroies, les treuils, les ponts roulants, occupaient tout cet espace. Polisseuses, mortaiseuses, meules, emplissaient le local d’un concert de bruits stridents. Fred souriait en se souvenant du calme des bureaux du Kremlin, calme qui masquait toutes les tempêtes dans le crâne des membres du Politburo. Que tout cela était loin, si loin que, dans ce cadre prolétarien retrouvé, Fred avait un peu l’impression d’avoir rêvé ce voyage fabuleux au pays des soviets. Oui, il était rentré dans sa case départ. Peut-être même n’en était-il jamais parti ?
Étrange, ce jeune ouvrier qui s’inquiétait de son travail se prénommait aussi Hubert. Il avait fait la guerre, en était revenu meurtri, amer. Comme l’autre Hubert, le disparu, il plantait de côté sa casquette sur sa tête, ce qui lui donnait un air coquin. Fred se réjouissait de rencontrer si vite un bon copain. Mais s’ils avaient le même âge, s’ils portaient tous les deux, dans leur chair, la morsure de l’abomination des tranchées, s’ils pratiquaient le même métier d’ajusteur, ses six années de Russie pesaient lourd dans la conscience de Fred, si lourd que, parfois, il chancelait. Elles pesaient d’autant plus lourd qu’il ne pouvait en parler. Il était amnistié, certes, de sa désertion en compagnie de Sandoz et de Prunier, mais la prudence lui commandait de ne pas l’évoquer. Il avait bien vu, dans les premiers contacts, à son retour, que tout le monde, à part son vieil ami Delesalle, le suspectait. Il savait trop bien, pour avoir envoyé lui-même en Occident des émissaires du Komintern, soigneusement camouflés, qu’il ne prouverait
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