La mémoire des vaincus
contemplait la rive. Elle ressemblait à son frère, un même air de gentillesse et de simplicité. Ses cheveux châtains sortaient en deux petites touffes du chapeau-cloche. Ses yeux… Quelle était la couleur de ses yeux ? Elle détournait trop vite la tête. Il dit :
— J’aimerais connaître la couleur de vos yeux.
— Elle a des yeux noisette, dit Hubert.
Claudine souriait. Elle souriait dans le vague, contemplant l’eau de la rivière qu’elle faisait couler entre ses doigts. Son visage, agréable à regarder, avait néanmoins peu d’expression. Ni l’espièglerie de celui de Flora, ni la hardiesse de celui de Galina. Cette banalité des traits correspondait à sa nature tranquille. Peu bavarde, son frère parlait pour elle. Elle l’écoutait d’un air étonné, admiratif et affectueux. Hubert précisa qu’elle était bobineuse dans une usine de textile et qu’elle vivait chez leurs parents, à Pantin.
Étrange comme une image chasse l’autre, ou se superpose à la précédente. Celle de Claudine n’effaçait pas celle de Galina qui n’avait pas effacé celle de Flora. Mais elle prédominait, devenait obsédante. Tout en affûtant ses pointes de compas, Fred revoyait la Marne, la barque, le sourire de Claudine. Il ne disait rien à Hubert, comme si cette douce émotion risquait de s’effriter en la partageant. Il l’interrogea seulement sur le lieu de travail de sa sœur. Quelques jours plus tard, il se trouvait devant l’entrée de la filature, guettant la sortie des ouvrières. Au coup de sirène, les deux battants s’ouvrirent en grinçant et une nuée de femmes se précipita dans la rue, en rangs serrés, se bousculant, comme s’il s’agissait de prisonnières brusquement libérées. Fred dut reculer devant cette foule, cherchant désespérément à apercevoir celle qu’il cherchait, l’unique, la seule, noyée dans cette vague. En quelques minutes, le flot s’écoula, absorbé par la bouche de métro. Les gardiens refermèrent le portail de l’usine, en dévisageant Fred d’un air soupçonneux.
Le lendemain, il s’y prit autrement. Puisque les ouvrières se ruaient vers le métro, il se posta tout près de l’escalier qui menait à la gare souterraine. Comme tous les soirs, au mugissement de la sirène répondirent l’ouverture grinçante des portes de fer, la ruée des femmes. Comment repérer Claudine dans ce troupeau, où, à part les vieilles, toutes étaient coiffées à l’identique et vêtues d’une manière plus ou moins semblable ? L’image des abeilles travailleuses, chère à Alexandra Kollontaï, lui revint à l’esprit. Chère, troublante, terrible Alexandra…
— Bonsoir, monsieur Fred, que faites-vous là ?
Claudine, elle, l’avait reconnu. Il faut dire que, seul homme posté à l’entrée du métro, tous les regards de ces femmes convergeaient vers lui.
— J’avais envie de vous revoir.
Il la prit par le bras, l’entraîna vers la rotonde de la Villette où, si souvent, il avait flâné avec Flora. Des douaniers qui surveillaient les abords du bassin, les lorgnèrent en plaisantant. Mais eux ne remarquaient rien. Ils marchaient lentement sur le quai de la Loire encombré de marchandises débarquées des chalands. Au-delà de la rue de Crimée, ils longèrent joyeusement le canal de l’Ourcq.
Cette approche de la banlieue, sinistre, grise, se teinta désormais de ces couleurs rosâtres des cartes postales désuètes où deux amoureux gominés s’échangent des mots d’amour pompeux. Le vacarme de l’usine, les façades lépreuses des immeubles, la foule harassée qui rentrait dans ses gîtes, tout cela disparut aux yeux de Claudine et de Fred. Ils allaient sur le trottoir du boulevard, serrés l’un contre l’autre, grisés par cette chaleur qui se communiquait de corps à corps. Chaque soir, le même manège recommençait. À la différence que Fred n’eut plus besoin bientôt de guetter Claudine, qu’elle s’approchait elle-même de la grille du métro, se détachant de ses compagnes. À la différence qu’aux pressions des doigts entrelacés succédèrent les baisers, les caresses. À la différence qu’un jour Hubert retint Fred par le bras.
— Attention, mon petit vieux, si tu veux ma sœur faudra passer devant Monsieur le maire. Si le cœur t’en dit, dimanche prochain on cassera la croûte en famille. J’ai parlé de toi aux parents.
Une famille ? Fred n’en avait jamais eu. Il imaginait une famille comme
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