La mémoire des vaincus
jamais qu’il n’en était pas un. Par ailleurs, la montée du communisme dans la classe ouvrière française lui rendrait la vie impossible à l’usine si l’on découvrait en lui « le traître ». Mieux valait disparaître, rentrer dans le rang, se faire oublier. Il avait commencé ce nivellement en se clochardisant aux Halles. Maintenant, il ne désirait plus rien d’autre que de devenir un ouvrier anonyme, comme Hubert.
Hubert l’y aida. Comme Fred expliquait son inhabileté, son manque de métier, par une longue maladie qui l’avait forcé à l’inaction, Hubert le prit sous sa protection. Fred loua une chambre, dans un hôtel meublé de Vincennes, pas trop loin de l’usine. Hubert habitait tout près. Ils furent bientôt inséparables, quittant ensemble l’atelier et passant ensemble leurs soirées, dînant chichement dans de petits bistrots.
Hubert n’avait pas la fibre politique, dégoûté par la guerre de tous les politiciens. Seul Doriot trouvait grâce à ses yeux parce qu’il rompait avec les habitudes de civilité du Palais-Bourbon, invectivant la droite, tutoyant tout le monde. Il apparaissait vraiment comme un prolo brutal élu par inadvertance dans une assemblée dont il n’observait pas les convenances. Par sa stature, par sa fougue d’orateur, il évoquait ce Danton coulé en bronze près de la librairie de Delesalle. Dans la grisaille des représentants du parti communiste français, il avait vite acquis une telle célébrité que la presse le surnommait « le Karl Liebknecht français ». Fred voyait son nouvel ami s’emballer pour Doriot, comme l’autre Hubert s’était laissé fasciner par Vigo de Almereyda. Il affectait l’indifférence. Quelle stupeur chez Hubert si Fred lui avait avoué avoir mis le pied de Doriot à l’étrier moscovite ! D’un seul coup, le fragile lien qui les unissait se serait brisé. Non pas que les fonctions de Fred eussent choqué Hubert, mais celles-ci le détachant de l’atelier, il l’eût considéré autrement, comme un phénomène. Ils ne se seraient plus situés sur un même plan.
Fred écoutait son ami lui vanter l’indépendance de Doriot, son franc-parler. Et il lui revenait les termes de cet article du II e congrès de l’internationale, qu’il retranscrivit si souvent lui-même pour l’envoyer aux partis communistes étrangers : « Tout député communiste est tenu de se rappeler qu’il n’est pas un législateur cherchant un langage commun avec d’autres législateurs, mais un agitateur du Parti envoyé chez l’ennemi pour appliquer les décisions du Parti. » Sans aucun doute, Doriot appliquait à la lettre cette consigne.
Fred chassait ces fantômes. Un seul désir l’animait : devenir un ouvrier exemplaire. Il l’était avant de partir à la guerre. La guerre et la bureaucratie lui avaient fait perdre la main, mais il la retrouverait. Il ne lisait plus que des ouvrages techniques, se complaisait dans les traités de géométrie, de calculs arithmétiques et trigonométriques. Un dimanche, Hubert lui donna rendez-vous dans une guinguette des bords de Marne où ils mangeraient une friture. Il y avait foule, une foule populaire, bon enfant, joyeuse. Il faisait beau. Fred aperçut Hubert qui tenait par le bras une jeune fille coiffée d’un chapeau-cloche. Elle portait une robe très courte comme le voulait la mode, découvrant de belles jambes nues. Comme toujours, Fred pensa aux jambes de Flora. Hubert poussa la jeune fille vers Fred, d’un air goguenard.
— Je te présente ma sœur, Claudine.
— Tu ne m’avais pas dit…
Hubert était hilare.
— Je ne présente pas ma sœur à n’importe qui.
Claudine, un peu gênée, tirait sur sa robe qui lui découvrait trop les genoux.
— Eh bien, Claudine, dit Fred, voilà une bonne surprise.
Ils s’attablèrent au bord de l’eau, assis sur des bancs de bois en équilibre instable. La friture de petits poissons était bien dorée, croustillante ; le vin frais. Servi à discrétion on se passait les pichets, de table en table. Une familiarité allait de l’un à l’autre. On aurait pu croire que tous ces ouvriers et ouvrières en goguette formaient une même famille. On s’interpellait. On se lançait des boulettes de mie de pain. Les plaisanteries fusaient.
Après le repas, Fred proposa de louer un canot pour une promenade sur la Marne. Claudine s’assit à l’arrière du bateau. Fred ramait, lui faisant face. Il observait la jeune fille qui
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