La mémoire des vaincus
quelque chose d’enfermé, de chaud ; quelque chose aussi d’un peu patriarcal et suranné. Il craignit de tomber dans le ridicule. Mais Claudine valait bien une messe.
Les parents de Claudine et d’Hubert habitaient au premier étage d’un petit pavillon, dans une rue écartée de Pantin qui serpentait comme un chemin de village. Trois pièces, trop encombrées de meubles, de bibelots, de coussins et de dentelles. Dans cet espace exigu, Fred ne savait où caser son long corps. Il aperçut à peine la mère qui s’affairait dans la cuisine, avec Claudine. Le père, ouvrier chaudronnier d’une cinquantaine d’années, dit à Fred, affable :
— Pas de manières, on se tutoie. Alors, comme ça, t’es le bon copain d’Hubert. Il m’a dit que t’avais été malade. Ça va, maintenant, la santé ?
— Oui, sans problème. Cette foutue guerre m’a esquinté. Mais j’ai repris le dessus.
— Alors, comme ça, t’es comme Hubert, la politique, tu t’en balances ?
— Ça mène à quoi ?
— Ça mène à quoi ? Quelle jeunesse égoïste ! Crois-tu que la loi des huit heures aurait été obtenue, si le Cartel des gauches ne l’avait pas emporté ? Et les assurances sociales, et la construction de logements bon marché ? Si le parti communiste ne poussait pas au cul le Cartel des gauches, on n’en serait pas là.
— Le père est communiste, dit Hubert. Faut pas le contrarier là-dessus. S’il avait trinqué comme nous devant les Boches, il encaisserait moins les bobards des politicards.
— C’est un bobard, ça, quand le Grand Jacques gueule à la Chambre contre la guerre du Rif et qu’il appelle les soldats français à fraterniser avec les Marocains ? Puisque vous détestez le casse-pipe, vous devriez militer avec nous contre cette guerre-là.
— Laisse tomber, dit Hubert. Le paternel s’excite. Tu ne lui feras pas entendre raison.
Fred n’avait aucune envie de contredire le père de Claudine. Il demanda simplement, par un reste de curiosité :
— Le Grand Jacques ? Quel Grand Jacques ?
— Doriot, voyons, répondit Hubert. Ah ! t’es encore pire que moi. Tu ne connais vraiment rien à la politique.
— Le Grand Jacques, c’est l’avenir du Parti, reprit le père. Il vient de se débarrasser de Monatte et de Rosmer. Exclus ! Tant mieux. Ils traînaient toujours les pieds ces deux-là.
Moscou, le Kremlin, le Politburo, déferlèrent soudain en trombe dans le petit pavillon de Pantin ; en trombe dans le cerveau de Fred qui déchiffrait la signification de l’exclusion de Monatte et de Rosmer, qui comprenait maintenant leurs réticences à le recevoir, à prendre connaissance du testament de Lénine. Cette exclusion signifiait que, dans la lutte pour la succession entre Zinoviev et Trotski, Zinoviev marquait un point.
Claudine et sa mère entraient dans la salle à manger avec des plats fumants. Moscou, le Kremlin, le Politburo, Zinoviev et Trotski disparurent brusquement, effacés par l’odeur délicieuse du pot-au-feu.
Fred et Claudine se marièrent à l’automne. Un mariage civil, très simple, auquel les Delesalle furent conviés, tenant le rôle des parents de Fred. L’exiguïté du logement de Pantin ne permettait guère d’invitations. Quelques oncles, tantes, cousins et cousines de Claudine s’entassèrent néanmoins dans les trois pièces. On fit bombance, on chanta au dessert et on alla même, dans l’après-midi, jusqu’à danser entre les meubles. Claudine quitta ses parents le soir, avec quelques larmes, et suivit Fred dans son hôtel meublé de Vincennes où ils habitèrent au début de leur union.
Pour la première fois, Fred s’insérait dans ce que l’on pouvait appeler la normalité. Il vivait comme la grande majorité de ses contemporains. Il assumait les contraintes et recevait les plaisirs de cette existence prolétarienne qui, lorsqu’il était cadre politique, demeurait un mythe. Habitué depuis son enfance à toutes les extravagances de l’aventure, à toutes les angoisses de l’insécurité, cette destinée heureuse, qui lui arrivait tout à coup, cette femme aimante, calme, ce beau-frère aimable compagnon de travail, tout cela, au lieu de lui paraître naturel, lui semblait étrange. Il avait l’impression de se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre et de se trouver dans cette vie agréable par tricherie. Il est vrai qu’il cachait son passé, qu’il redoutait toujours que son beau-père, si politisé,
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