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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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belle situation.
    Frossard se moquait. Fred, retourné en France, se retrouvait tout nu. Il n’était plus rien, ne possédait plus rien, ne représentait plus rien. Il comprenait mieux, maintenant, avec quelle énergie les bureaucrates soviétiques se cramponnaient à leurs privilèges, s’adonnaient à toutes les bassesses lorsqu’ils se sentaient en disgrâce. Il comprenait la peur des délégués étrangers que Moscou accusait, la peur de tous les permanents d’être rejetés à la base. La dictature sur le prolétariat résultait de cette angoisse de perdre sa place confortable. J’y suis, j’y reste, advienne que pourra !
    Fred ne s’était jamais livré à de tels calculs. C’est pourquoi il se découvrait soudain si démuni. Ce testament de Lénine, transporté si précautionneusement pendant un an, comme une bombe, n’intéressait personne. Lui-même, transfuge de cette Russie bolchevisée qui fascinait le monde entier, n’intéressait personne. Dépouillé de sa fonction, de son pouvoir, de ses protections, il dérivait en épave, parcourait les rues de Paris comme un somnambule.
    Bien sûr, il chercha désespérément les traces de Flora. Rue Fessart, un immeuble neuf remplaçait la vieille masure où logeaient Rirette et Victor, Paris avait beaucoup changé. Seules les Halles demeuraient immuables avec leur abondance de victuailles, de chariots, de porteurs ; avec leur foule de marchands et d’acheteurs ; avec leurs cris, leurs appels qui se répercutaient sous les parapluies de fer. Simple transformation, mais qui modifiait néanmoins singulièrement l’environnement du marché, la quasi-disparition des chevaux supplantés par des camions automobiles. Les voitures des poissonniers descendaient toujours à l’aube la rue Poissonnière, mais il ne s’agissait plus de charrettes. Bâchées, fermées. Les jambes de Flora n’auraient pu s’y balancer.
    Sans aucune ressource, Fred para au plus pressé en se faisant débardeur. Au repos, il s’assoupissait sans problème dans une encoignure des murs de Saint-Eustache.
    Replacé à son point de départ, Alfred Barthélemy se décrassait de sa vie politique. Plus les jours passaient, plus celle-ci lui paraissait lointaine, invraisemblable, absurde. Il se laissait aller à une sorte de somnolence. Les fardeaux qu’il portait entretenaient son énergie physique, mais son esprit s’ankylosait. En s’endormant, il ressentait parfois la désagréable impression de glisser dans un puits, interminablement.
    Une nuit, Fred se réveilla en sursaut, mouillé de sueur, l’angoisse lui tenaillant les côtes. Cette fois-là, il avait glissé jusqu’au fond du puits et se débattait dans l’eau pour ne pas se noyer. Il étouffait. Un goût saumâtre, dans sa bouche, lui donnait vraiment la sensation d’avoir bu la tasse. Dès que le jour se leva, il se précipita vers la rue Monsieur-le-Prince. La librairie des Delesalle n’était pas encore ouverte. Au carrefour de l’Odéon, le grand Danton de bronze tenait toujours son bras tendu, réclamant de l’audace, encore de l’audace, toujours plus d’audace. Des pigeons irrespectueux souillaient la statue de leurs fientes qui coulaient sur le visage du tribun, comme des larmes. Fred s’accroupit devant la porte du magasin. Lorsque Paul Delesalle voulut enlever les volets de bois, surpris, il trouva Fred endormi qui ressemblait à un clochard.
    Le réveiller, lui faire tiédir de l’eau pour sa toilette, lui préparer un café bouillant, Paul et Léona s’activaient. Paternité et maternité refoulés se dépensaient pour choyer cet enfant qui leur revenait. Fred déployait son long corps, s’étirait, se désengourdissait. La bonté des Delesalle lui réchauffait le cœur, plus que ce café brûlant.
    — Passons aux choses sérieuses, dit Delesalle. Si tu reprenais ton métier d’ajusteur ?
    — J’ai bien peur d’avoir perdu la main. Et je n’ai pas de certificat.
    — Je t’arrangerai ça avec la Fédération des métaux. On te casera dans une boîte où tu auras du temps pour des essais. Bien sûr, tu n’es jamais allé en Russie. Tu sors de maladie. D’ailleurs, avec ta mine de déterré ça ne surprendra personne.
    Une fois de plus, les Delesalle se débrouillèrent pour que Fred soit provisoirement logé et nourri. Quant à une place d’ajusteur-mécanicien, elle lui fut procurée rapidement, les offres d’emploi étant alors très nombreuses.
     
    Lorsque, le premier matin de

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