La mémoire des vaincus
n’apprenne ses antécédents. L’hiver écoulé, ces craintes s’estompèrent peu à peu. Puisqu’il n’avait pas été découvert, il ne le serait plus. Il se fondait dans la masse anonyme. Seuls les Delesalle savaient, mais ne diraient rien, trop contents de le voir, de nouveau, bon ouvrier. Six mois après son mariage, Fred ne se préoccupait plus que de filer avec Claudine le parfait amour. Comme Claudine aimait danser, ils fréquentaient, le dimanche, les bals de quartier. Parfois, Hubert les rejoignait, avec une copine. Lorsque les manèges, les tirs, les loteries, s’installaient en bas de Montmartre, place Pigalle et sur les boulevards, ils y flânaient, éblouis comme des enfants par les baraques illuminées. Fred était fasciné par ces petites ménageries de foire, où des lions au pelage râpé faisaient mine de bouffer le dompteur. Il ignorait pourquoi. Peut-être à cause des cages, de la captivité. D’autres incarcérés lui remontaient alors en mémoire : la Spiridonova, Aaron Baron… Cette Russie qui s’enfermait dans une cage, cette Russie dont Zinoviev, son ancien patron, devenait le maître… Il ne disait rien, serrait plus fort le bras de Claudine, regardait tristement le lion qui le dévisageait en se léchant les babines.
Ils allaient aussi, en matinée, au cirque Médrano, s’amusaient comme des gosses aux reparties des clowns, frémissaient devant les voltiges des trapézistes, admiraient la cavalerie et les écuyères. Fred s’abandonnait à tous ces plaisirs aimables, à la douceur des rapports amoureux, aux visites familiales dominicales, aux progrès constants dans son métier d’ajusteur. Il avait acquis maintenant cette sensibilité du toucher qui lui permettait de mieux peaufiner ses réglages. Sa grande habileté le fit accéder au poste d’outilleur. Il aspirait à celui de calibriste. Ces ajusteurs, qui réalisaient des instruments de précision servant au contrôle des formes et des dimensions, représentaient le gratin de la profession. Pas beaucoup plus payés que les outilleurs, ce boni n’était cependant pas à dédaigner. Claudine continuant à travailler comme bobineuse, leur double salaire leur donnait l’illusion de ne se priver de rien.
Fred, qui n’avait cessé de dévorer des livres, depuis cette première rencontre avec Les Misérables, dans la boutique des Delesalle, ne lisait plus. Même pas les journaux. Il fuyait l’actualité pour qu’elle ne gâche pas son bonheur. Puisque les Delesalle restaient les seules personnes qui le rattachaient à son passé, il les évitait. De toute manière, la seule vue de la librairie lui donnait des nausées. Il ne comprenait pas comment des livres l’avaient tenu si longtemps prisonnier. Flora raisonnait juste : les livres le contaminaient. Eux seuls portaient la responsabilité de ses divagations en Russie. Trotski, Lénine lui-même, tous les bolcheviks, intoxiqués de lectures, entreprenaient une tâche monstrueuse : dresser le peuple russe comme une bête rétive pour qu’il devienne conforme à l’utopie des livres. Les anarchistes étaient aussi fous. Makhno avait embrasé l’Ukraine pour que l’Ukraine devienne conforme au rêve de Kropotkine. La vraie vie se trouvait ailleurs, dans ces soucis et ces plaisirs quotidiens qu’il découvrait avec Claudine, avec Hubert, avec tout ce petit peuple de Paris (que l’on disait petit parce qu’il n’aspirait pas à la grandeur, à cette funeste recherche de grandeur, à cet héroïsme, qui conduisait à l’hécatombe).
Seule contrariété, ces dimanches chez les parents de Claudine, où le père s’obstinait à parler politique. Mais Hubert considérait, lui aussi, son paternel comme un raseur.
Un an plus tard, Claudine accoucha d’une fille qu’elle appela Mariette. Ne pouvant plus vivre en hôtel meublé, ils se logèrent à Billancourt. Fred, qui disposait d’un excellent certificat, fut embauché sans problème chez Renault.
Renault représentait une puissance industrielle automobile unique en Europe. Fred se réjouissait de travailler dans une grande usine où, pensait-il, il progresserait encore dans la perfection de son métier. Le taylorisme appliqué chez Renault donnait, vu de l’extérieur, une image de propreté, d’ordre, de sécurité. Image trompeuse. Dès qu’il pénétra dans l’immense usine il reçut de plein fouet le vacarme des machines. De tous les ateliers, montaient des sifflements, des vrombissements, des
Weitere Kostenlose Bücher