La mémoire des vaincus
vieil ami. C’est lui qui m’a appris le russe.
— Voline ne vient jamais le dimanche. Le dimanche, ce monsieur se repose. Il a beaucoup travaillé pendant la semaine. Car on lui donne du travail, à lui. Moi, je crève de faim. Heureusement Galina fait des ménages pour des bourgeois de Vincennes.
Fred regarda le logement. Une seule pièce, avec une cuisine. Une petite fille s’agrippait aux jupes de Galina.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Lucia.
— Moi aussi, j’ai une petite fille. Mariette…
Il pensa à Alexis, disparu dans l’élevage forcé des enfants communistes modèles ; à Germinal qui ne voulait pas chanter dans une cage d’oiseau. Mystère que ces enfants qui vous sont donnés, qui vous sont retirés. Il ressentit un pincement au côté gauche en imaginant tout à coup qu’il pourrait aussi perdre Mariette, qu’il perdrait Mariette s’il perdait Claudine ; qu’il commençait à mentir à Claudine ; qu’il retournait à ses anciens amis, à son ancienne vie politique, à Flora. Il nota l’adresse de Voline et partit, comme s’il s’enfuyait.
Revoir Voline signifiait remettre le doigt dans l’engrenage politique. Il se défiait tellement de ses impulsions, qu’il n’était plus retourné dans la librairie de Delesalle depuis son mariage. Au bout de quelques semaines il n’y tint plus et écrivit à Voline qui eut la gentillesse de venir le voir à la sortie de l’usine.
Le contraste entre Voline et Makhno était saisissant. Après le loup maigre, le veau gras. Comment Voline avait-il acquis une apparence aussi prospère ? Élégamment vêtu, la barbe et la moustache bien taillées, rubicond, il se précipita vers Fred avec jovialité, l’invita à boire un verre dans un bistrot. Fred, pour éviter qu’on l’entende parler avec un Russe, si près de chez Renault, lui proposa plutôt de marcher le long de la Seine, loin des oreilles indiscrètes.
Voline lui raconta son installation à Paris, avec sa femme et ses quatre enfants, sur invitation de Sébastien Faure. Il collaborait à L’Encyclopédie anarchiste et la C.N.T. lui avait donné la responsabilité, en langue française, du journal L’Espagne anti-fasciste. Par ailleurs, il faisait des traductions.
— Qui anime maintenant l’Union anarchiste ? demanda Fred.
— Sébastien Faure, Armand, Lecoin, m’y ont accueilli fraternellement. Tous les autres se sont déconsidérés en 14 en adhérant à l’Union sacrée, ou bien ont rallié les communistes. Parmi ceux-là, beaucoup ont déjà été vomis par l’ogre. Monatte, Rosmer, Souvarine, réclamaient la clarté dans les affaires russes. Le Parti a chassé ces impertinents. De toute manière, Zinoviev exigeait une bolchevisation accélérée des partis frères et une approbation à cent pour cent de la ligne du Komintern. La peste nous suit jusqu’ici. Sais-tu qu’à Bobigny s’est ouverte une École de bolchevisme que dirige un certain Paul Marion ?
— Je ne sais rien. Arrivé de Russie, je suis allé partout raconter l’extermination de l’Ukraine libertaire, la fin de Makhno ; montrer le double du testament de Lénine que j’avais dérobé à Zinoviev. L’un et l’autre n’intéressaient personne. On m’a dit de me taire. Je me suis tu.
— L’univers se tait et, pendant ce temps, en Russie, toutes les libertés disparaissent. Le Politburo c’est du théâtre de Shakespeare. Les journaux sont muets ou bégaient. L’Occident, maintenant, ménage la Russie, devenue puissance raisonnable. Moi, je reçois des nouvelles clandestines de Moscou. Depuis la mort de Lénine, toutes les factions se déchirent. Zinoviev et Kamenev se sont d’abord associés à Staline pour contrer Trotski. Mais Zinoviev, les yeux plus gros que la tête, persuadé depuis toujours qu’il serait le successeur de Lénine, a voulu tout bouffer. Puisque le testament, que tu as cru naïvement si précieux et qui n’est qu’un secret de polichinelle, ne désignait personne, disqualifiant plutôt tout le monde, il s’arrogea seul le rôle de leader über alles. Staline, bien sûr, en prit ombrage et joua Trotski contre Zinoviev et Kamenev. Mais Trotski, qui s’affolait, parmi tant de diables, jugea astucieux de lâcher Staline et de s’allier à ses vieux ennemis Zinoviev et Kamenev. Restait le gentil Boukharine que Staline s’empressa de mettre dans sa poche. Et tous les deux, ces bons Russes de la Russie profonde, utilisèrent le vieil
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