La mémoire des vaincus
réouvertes faisaient gémir.
Fred crut l’étonner en lui apprenant que Trotski arrivait en France, fugitif comme lui, traqué par la Guépéou ; que Trotski n’était plus rien, un simple réfugié politique tenu à l’œil par la police française, Makhno lui rétorqua que Trotski n’avait toujours été qu’une nullité, rien qu’un intellectuel fou et arrogant ; que les vainqueurs de la makhnovitchina n’étaient pas Trotski, mais Boudennyï et Vorochilov, qu’entre généraux on se comprenait ; puisque la Russie chassait Trotski, Staline allait le rappeler, lui, et le replacer à la tête de la cavalerie d’Ukraine.
Makhno rêvant de devenir général de cosaques dans l’armée rouge, quelle misère ! Ce seul espoir, pourtant, le maintenait en vie, ou plutôt en survie, car ses blessures ne se guérissaient pas et la tuberculose gagnait son deuxième poumon. Parfois, Fred trouvait une femme, en compagnie de Makhno, une réfugiée elle aussi, Ida Mett, qui l’aidait à rédiger ses Mémoires. Avec ces Mémoires, il pensait rattraper cette gloire que Voline lui volait. Mais Makhno éprouvait la plus grande difficulté à écrire. Il se perdait dans une profusion de détails sans importance, ne voulant rien omettre de cette aventure fabuleuse de la makhnovitchina, digne suite, digne réplique de la pougatchevitchina. L’ennui, c’est que les Français ne connaissaient pas mieux Pougatchev que Makhno et que toute la gauche non bolchevisée n’avait maintenant de ferveur que pour Trotski. Trotski l’anti-Staline, Trotski victime, se parait de toutes les vertus.
Autour de Trotski exilé se formait une « opposition communiste de gauche ». Voir ce boucher, l’exterminateur de toutes les oppositions, le bourreau de Cronstadt et de Makhno, se transformer en France en héros libertaire, stupéfiait Fred. Rosmer se refaisait un nom comme « dirigeant trotskiste ». Trotski ressuscitait aussi Sandoz, qui avait repris à Paris son métier d’avocat. Mais au contraire de Rosmer, Sandoz se manifestait contre Trotski et pour Staline. Sans doute se vengeait-il d’avoir été en Russie une doublure de Trotski, une si pâle doublure.
Seul Romain Rolland rappelait à propos le caractère tyrannique et impitoyable de Trotski :
— J’ai fait plusieurs fois appel à la clémence et au bon sens des gouvernants soviétiques, déclarait-il, quand ils persécutaient, emprisonnaient, envoyaient au bagne des îles Solovetski leurs anciens camarades de combat, les anarchistes et les socialistes révolutionnaires. Les plus impitoyables étaient alors Zinoviev et surtout Trotski.
Romain Rolland se souvenait encore, et osait le dire, des anarchistes et des socialistes révolutionnaires. Mais s’il soulignait l’inhumanité de Zinoviev et de Trotski ce n’était que pour excuser celle de Staline. Toutefois, il remettait Trotski à sa vraie place. Fred Barthélemy lui écrivit pour le remercier et, une fois de plus, pour le mettre en garde contre la récupération stalinienne. Romain Rolland ne lui répondit pas.
L’année 1934 commença par un suicide qui ressemblait beaucoup à celui de Vigo de Almereyda. Un escroc, nommé Stavisky, à tu et à toi avec la clique politique au pouvoir, longtemps intouchable, mourut mystérieusement dans un chalet isolé. « Stavisky s’est suicidé d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant », titrait en manchette Le Canard enchaîné. Comme le coup de feu de Fanny Kaplan contre Lénine déclencha le processus de la terreur, la balle qui tua Stavisky allait assassiner la III e République. Elle ne cessera, elle aussi, de siffler aux oreilles des locataires du Palais-Bourbon. À partir du 6 février, où une foule hurlante investit la Chambre des députés, la peur s’installa sur les banquettes des représentants du peuple. Place de la Concorde, le peuple criait qu’il n’avait plus qu’une idée en tête, foutre à la Seine lesdits représentants. Le spectacle eût été réjouissant si l’énorme manifestation n’accusait pas une alliance inquiétante, celle des Croix-de-Feu, de l’Action française et du parti communiste.
Alfred Barthélemy ne portait aucune affection à la III e République, ni d’ailleurs à la I re puisque celle-ci servait de modèle catastrophique à la Révolution bolchevique. Toutefois, cette marche commune de toutes les factions qui aspiraient à la dictature, contre un pouvoir perverti mais débonnaire,
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