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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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l’angoissa. Aussi détestables fussent-ils, des personnages comme Chiappe, comme Herriot, comme Doumergue, restaient des hommes de dialogue. Il n’était pas impensable de négocier avec eux, d’obtenir la libération de militants, d’arracher par la grève de meilleures conditions de travail. Lecoin ne se faisait pas faute de les taper d’une grâce. Si Makhno survivait encore à Paris, si Durruti n’avait pas été expulsé, si Trotski lui-même bénéficiait d’un refuge en France, n’était-ce pas à cause de cette clémence ?
    Fred voyait avec horreur s’étendre sur l’Europe deux coulées de lave : une rouge, une brune. La rouge suscitait la brune, comme une sorte de contre-feu. Hitler, en Allemagne, plébiscité Reichsführer par 90 % des voix, prétendait barrer la route à Staline. Mais Fred savait bien que les deux hommes, que les deux dictateurs, étaient de même nature. Seuls les discours changeaient. Différaient-ils tellement ? Bientôt, ils allaient singulièrement se ressembler.
    Alfred Barthélemy suivait tous ces événements loin des décideurs. Il s’était trouvé suffisamment près d’eux, lors de son séjour en Russie, pour analyser, plus vite que les autres « gouvernés », des mobiles parfois si peu clairs que ceux-là mêmes qui les mettaient en branle, ne les saisissaient pas très bien. Pourquoi Doriot, l’homme fort du parti communiste français, était-il déboulonné ? Son rival, Maurice Thorez, après avoir fait allégeance à Staline, revenait en France pour accuser pendant une heure (devant des milliers de communistes réunis à la Grange-aux-Belles), pour accuser Doriot de rompre avec les principes du léninisme, de désorganiser le P.C.F., d’évoluer à l’exemple de Trotski dans un sens hostile au prolétariat, de tenter de former un front commun avec les socialistes. Doriot exclu du P.C. comme Trotski, quelle farce ! L’amalgame, se disait Fred, n’est qu’apparent et destiné à brouiller les cartes. En réalité Doriot et Staline sont trop semblables. Staline ne tolère aucun rival, même à des milliers de kilomètres du Kremlin. S’il mise sur Thorez, c’est que celui-ci a été parfaitement conditionné dans les officines de la Guépéou et du Komintern. Désormais le parti communiste français sera aux ordres. Aucun doute là-dessus.
    Fred écrivit une suite d’articles sur ce thème dans Le Libertaire. Malheureusement, ils ne dépassèrent pas le cercle d’influence de militants facilement convaincus. Si les hommes politiques français avaient pris le temps de lire ces articles parfaitement informés et tout à fait prospectifs, ils eussent esquivé des faux pas catastrophiques. Mais on ne lisait pas Le Libertaire à l’Élysée, ni au Palais-Bourbon.
    Fred s’étonna de rencontrer Germinal à plusieurs reprises dans les locaux du Libertaire. À chaque fois, son fils se dérobait. Il ne comprenait pas pourquoi Germinal l’évitait puisque sa présence dans le bureau du journal ne pouvait que lui être agréable. Il questionna les camarades qui lui dirent que Germinal offrait ses services, portait bénévolement des paquets, voulait se rendre utile. Ils furent surpris d’apprendre que Germinal était le fils de Fred car le jeune homme n’avait fait aucune allusion à cette parenté.
    Fred n’eut pas le loisir de s’attarder sur cette énigme car l’état de santé de Makhno s’aggrava et il se rendit encore plus souvent à Vincennes. Parfois Galina rejoignait son mari, lui soutirait un peu d’argent provenant des collectes espagnoles, et lui laissait leur fille pour quelques jours.
    Il se promenait alors interminablement avec la petite sous les marronniers. Ses pas le conduisaient invariablement vers la caserne où il restait pendant des heures à regarder les manœuvres des soldats. Lucia le tirait par le bras, pleurait d’ennui. Il revenait lentement avec elle, s’arrêtant en cours de route dans tous les bistrots. Lucia devait souvent demander l’aide de passants complaisants pour réussir à faire monter son père, complètement ivre, à l’étage de l’immeuble de brique rouge.
    Fred le trouvait parfois dans cet état lamentable. À quarante ans, Makhno ressemblait à un petit vieux. Ses pommettes hautes, exagérément ressorties par sa maigreur, lui donnaient de plus en plus un aspect mongolique. Il toussait continuellement, parlait de moins en moins, se contentant de fixer Fred de ses yeux tristes. Son regard le

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