Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
remerciait. Il ne voyait pratiquement plus personne, ayant lassé tous ses proches par sa mauvaise humeur et par l’impossibilité de dialoguer avec lui puisqu’il ne réussissait pas à apprendre le français. Dans sa chambre, vêtu de son pardessus élimé, coiffé d’un béret, il se tenait prêt à partir, partir là-bas, vers l’Est. Son obsession.
    Un jour Makhno, dans un grand effort, se leva de sa chaise paillée et, marchant en boitillant, tournant en rond, s’agrippa à Fred par les revers de sa veste :
    — Que je te dise… Tu sais, la Révolution…
    L’effort de Makhno pour formuler sa pensée gonflait les veines de ses tempes.
    — Que veux-tu dire ? demanda Fred. La Révolution, eh bien ?
    — En aucun cas, en aucun cas, la Révolution ne peut être la vérification d’une idéologie quelconque. Fût-elle anarchiste. La Révolution ne peut être que la destruction de toutes les idéologies.
    Cette formule, la dernière qu’il entendra de la bouche de Makhno, poursuivra Fred toute sa vie. Plus que le récit des dernières heures de la makhnovitchina enregistré dans sa mémoire, au Kremlin, pour qu’il ne périsse pas dans le souvenir des hommes, le vrai talisman de Makhno sera, pour Fred, celui-ci. Il lui vaudra bien des avanies.
     
    L’aménagement de l’île Seguin se terminait. Un énorme cuirassé semblait désormais ancré dans la Seine, relié à l’usine par un seul pont de fer. Pour les ouvriers de Renault, cette île Seguin, assimilée à un navire de guerre, parut une provocation, une sorte de sentinelle immobile, gardienne du bagne. Les grèves se multiplièrent, justifiées amplement par la dégradation des conditions de travail et l’amenuisement des salaires. La mécanisation accrue s’opérait au détriment de la main-d’œuvre qualifiée. Fred se demandait si sa qualification professionnelle ne serait pas bientôt un handicap dans la métallurgie. L’outillage manquait. Il fallait se disputer à huit pour obtenir un palmer, à dix pour emprunter un diamant. Les machines remplaçaient de plus en plus le travail manuel. En trois coups, un mouton de cinquante tonnes forgeait des vilebrequins. D’une seule passe, une feuille de tôle obtenait des formes chantournées. Des batteries d’Ingersoll, de Lees-Bradner, d’Ajax, formaient un équipement titanesque, fascinant et effrayant, où l’homme ne comptait plus. L’atelier de haute précision qui employait Fred se tenait encore à l’écart de cette totale déshumanisation. Par contre, dans l’île Seguin, qui se partageait entre la centrale électrique, les matrices, la carrosserie et le montage des autorails, l’exploitation devenait si féroce qu’on ne la désignait plus que comme l’île du Diable.
    La menace de renvoi pesait sur les mécontents. Déjà les étrangers avaient été licenciés. Une peur, latente, créait un climat malsain. Les agents de maîtrise, vrais gardes-chiourme, ne cessaient de crier : « Si vous rouspétez, dehors ! Il y a des remplaçants au bureau d’embauche ! » Certains jours, dès huit heures trente, ils annonçaient que le manque de pièces, dans tel atelier, demandait l’arrêt de la chaîne : « Revenez après déjeuner. » Pas d’autre solution que d’attendre treize heures trente, au bistrot. Et même à ce moment-là, les agents de maîtrise rétorquaient parfois : « Toujours rien, revenez demain. » Le salaire journalier était perdu. Parfois, au contraire, il fallait rattraper le temps chômé. À six heures du matin, on vous disait : « Vous devez rester jusqu’à huit heures du soir, nous avons du retard. »
    Certaines semaines, Fred ne travaillait plus que vingt heures. Il suppléa à ce manque à gagner en faisant des traductions du russe. Lui s’en tirait, mais beaucoup n’avaient d’autre recours que de se serrer la ceinture.
     
    Lors d’une de ses visites à Vincennes, Fred ne trouva pas Makhno. Des voisins l’avertirent que le « Ruskof tubard » était parti à l’hôpital Tenon.
    Fred reprit donc la direction de Belleville, s’arrêtant à Ménilmontant dans cette grande caserne que constituait l’hôpital. Makhno, parmi d’autres indigents, sommeillait dans la salle des tuberculeux où les lits s’entassaient. On l’avait opéré une nouvelle fois de sa blessure au pied. Sans succès. Fred et Makhno se regardèrent intensément, silencieux, ne sachant plus quoi se dire.
     
    C’est Germinal qui lui parla de Wells.

Weitere Kostenlose Bücher