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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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L’Anglais Herbert George Wells, l’auteur célèbre de La Machine à remonter le temps, l’un de ceux que Lénine appelait « les idiots utiles » et qu’il avait vu à Moscou en 1920, moins docile que Lénine l’escomptait. Germinal lui annonça, en le croisant devant Le Libertaire, comme s’il reprenait une conversation ininterrompue :
    — Tu sais, Wells, il a rencontré Staline. Eh bien, le Géorgien l’a beaucoup plus emballé que Lénine.
    Fred regarda son fils, stupéfait. Comment connaissait-il ces choses ?
    — Wells ? Pourquoi t’intéresses-tu à Wells ?
    Germinal sourit. Ce regard candide de Flora qui réapparaissait dans le visage poupin de ce géant !
    — Ah ça, alors… si j’avais pu penser qu’un jour tu me flanquerais Lénine à la figure ! Je croyais tout ça bien loin de toi !
    — C’était loin. Je me suis rapproché. Manier la pioche et la pelle confère l’avantage de vous laisser la tête au repos.
    — Tu refusais mes visites, à ta pension. Je ne voulais pas t’incommoder, t’obliger. Tu avais le droit de me bouder.
    Germinal lança une bourrade amicale à son père, qui chancela.
    — Bougre ! Tu connais mal ta force.
    — Moi, je n’en veux à personne. Tu as ta vie, Flora aussi. J’essaie de faire la mienne.
    Il appelait sa mère par son prénom, ce qui était alors peu courant. La voyait-il souvent ? Et si Flora était aussi riche qu’elle le disait, comment pouvait-elle permettre que son fils unique soit terrassier, exposé à toutes les intempéries ?
    — Que devient Flora ? La vois-tu ?
    — Oui, oui, souvent. Elle habite à Montmartre avec un type que je ne peux pas blairer, qui lui pique son pognon. Elle vend des tableaux.
    — Les tableaux de Baskine ?
    — Non. Ceux-là, elle les garde. C’est son tas d’or. Elle n’en livre qu’une pépite de temps en temps, juste de quoi conserver le marché. Elle vend des tableaux d’autres peintres. Elle est riche. Et si belle !
    — Elle est riche et te laisse patauger dans la boue !
    — Pourquoi pas ! J’aime bien travailler au grand air, moi. Tu es bien ouvrier, toi aussi.
    — Terrassier, ce n’est pas un métier.
    — Comment ça ! Elle est bien bonne. Essaie un peu de creuser une tranchée pour repêcher un tuyau de gaz crevé. Faut des muscles. J’en ai. Profitons-en. Mais Wells, il ne t’étonne pas, Wells ? Lénine, qui n’arrivait pas à le convaincre, lui avait dit : « Revenez dans dix ans, vous verrez ! » Il y est retourné et la seule chose qui lui a plu, c’est Staline !
    Fred regardait Germinal, incrédule, ce Germinal hier muet et hostile, qui tout à coup lui parlait comme à un copain.
    Germinal lui donna une nouvelle bourrade, que Fred esquiva.
    — Tu es agaçant avec tes manières de… (il allait dire de terrassier) de gamin. Tu fais mal avec tes battoirs.
    — Je vous ai observés ici, vous tous, les anars. J’ai lu vos machins, vos bouquins, tout. Même Saturne dévorant ses enfants  ! C’est comme ça que j’ai appris ce que tu avais vu en Russie, ce que tu y fabriquais. J’ai réfléchi, pesé le pour et le contre. Finalement, je me suis inscrit à l’Union.
    — Ça, alors, si je pouvais penser…
    Germinal sortit une liasse de papiers de sa poche qu’il tendit à son père.
    — Tiens, lis ça, c’est traduit de l’anglais. Un copain me l’a refilé.
    Ça devait arriver. Quelqu’un, en Occident, finirait par admirer la bureaucratie soviétique. C’était H.G. Wells. Quelqu’un qui n’était pas communiste, qui considérait même Marx comme « un raseur de la pire espèce », encensait Staline : « Je n’ai jamais rencontré un homme plus candide, plus honnête, plus juste… Il doit sa position au fait qu’il n’effraie personne et que tout le monde a confiance en lui. »
    — Inouï ! À se flinguer ! Et toi, que crois-tu de tout ça ? demanda Fred.
    — Je rigole.
    — Pas moi. Je les ai vus tous, tu comprends, dit Fred avec emportement. Tous. D’aussi près que je te vois, toi. Je ne peux pas en rire. Ils ont des mains pleines de sang. Le drapeau rouge, c’est un chiffon dégoulinant de sang.
     
    En juillet, des nouvelles lugubres tombèrent sur Alfred Barthélemy. D’abord la mort de Nestor Makhno, à l’hôpital Tenon, après une thoracoplastie. Le temps que Fred en soit averti, Makhno avait été incinéré et ses cendres placées dans le columbarium du Père-Lachaise voisin. Puis la nouvelle, qui

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