La mémoire des vaincus
filtra d’Allemagne, par la voie d’un réseau clandestin : Erich Mühsam, stigmatisé par Gœbbels comme « porc de Juif rouge », torturé et pendu par les S.S. dans le camp de concentration qui le détenait.
L’espoir venait seulement du Sud, de cette Espagne où, contrairement à l’Europe du Centre et de l’Est, le mouvement libertaire ne cessait de gagner du terrain. Des soulèvements anarchistes se produisaient en Catalogne et en Aragon. Les mineurs des Asturies déclenchaient une grève générale. Fred y devinait partout la trace de Durruti. En octobre, Durruti, de nouveau arrêté, était condamné au bagne.
La France, l’Angleterre, l’Autriche, tous les pays qui échappaient encore à la dictature, s’endormaient dans leur déclin. Leurs dirigeants ne remarquaient rien, ne comprenaient rien. Ou bien alors, comme le lapin fasciné par le serpent qui le dévorera, ils se laissaient ensorceler par les sirènes de Moscou, de Berlin, de Rome. Pierre Laval, le nouvel homme fort du faible gouvernement français, fraternisait avec Mussolini puis, Premier ministre d’une république capitaliste reçu à Moscou, banquetait avec Staline. Comme H.G. Wells, il en ressortait enchanté. « Staline est un bon type », proclamait-il. Ce Laval, si populaire, presque aussi populaire que Doriot, n’inspirait guère confiance à Alfred Barthélemy. Il lui rappelait trop Vigo de Almereyda. Comme Almereyda, Laval savait jouer de son influence sur les magnats de la presse pour assurer sa publicité. Comme Almereyda, cet ancien socialiste, ce plébéien, avait la manie des grandeurs, avec son château, sa fille mariée à un aristocrate. Seule différence, Almereyda était beau et dandy, Laval laid et vulgaire. Mais cette vulgarité lui donnait des allures populacières qui le rendaient sympathique chez les bougnats.
Lorsque, le 14 juillet 1935, Fred assista au défilé du Front populaire, de la Bastille à la Nation, où un demi-million de personnes suivirent pieusement les drapeaux rouges et les drapeaux tricolores, conduites par le radical Daladier, le socialiste Blum et le communiste Thorez, tous marchant le poing levé, l’indignation lui fit écrire son article le plus mémorable. Le Libertaire en imprima en effet un tiré à part, largement distribué, envoyé à tous les députés et sénateurs, à tous les journaux. La violence du ton, l’originalité des propos, favorisèrent la publication d’extraits dans toute la presse, même dans L’Humanité et Le Populaire (pour s’en indigner).
Que disait donc Fred Barthélemy de si singulier ?
L’article commençait par cette phrase blasphématoire : « La France n’est plus la fille aînée de l’Église, mais la sœur cadette de l’Union soviétique. »
Il dénonçait les manœuvres de Laval, passant des accords avec le fascisme mussolinien et le fascisme stalinien. Il soulignait qu’il s’agissait bien dans les deux cas de fascisme et rappelait à propos la phrase de Romain Rolland, du temps où celui-ci n’était pas encore aveugle. Et pourquoi Romain Rolland, aujourd’hui, reniait-il subitement Gandhi pour Staline ? Parce que, avançait Barthélemy, le Komintern qui n’avait jamais réussi à récupérer Romain Rolland par l’esprit, le tient par les sens. Étrange coïncidence que Romain Rolland se convertisse au stalinisme juste au moment où une Russe, Maria Pavlovna, s’introduit dans sa vie et ne le quitte plus ? Qui emmena le mois dernier en U.R.S.S. Romain Rolland et lui servit d’interprète, sinon Maria Pavlovna devenue entre-temps sa femme légitime ? Vous verrez, concluait Fred Barthélemy, que les sous-marins féminins soviétiques entreprendront d’autres retournements parmi nos intellectuels. Derrière Maria Pavlovna galopent déjà de nombreuses cavalières Elsa.
Fred pensait à Galina. Il ne s’était jamais posé ce problème ; maintenant cela lui semblait évident : il avait été, lui aussi, capturé par une belle. Kamenev et Zinoviev ne se l’attachèrent-ils pas longtemps, muet, docile, trop docile, par le biais de Galina ?
Cette incursion dans la vie privée de Romain Rolland fit scandale. La manière dont Fred malmenait, par ailleurs, le tout-puissant parti radical, ancienne extrême gauche parlementaire des débuts de la III e République, si lié aux puissances d’argent qu’il en avait oublié, jusqu’à ce 14 juillet, son appartenance à la gauche ; la manière dont il ridiculisait le
Weitere Kostenlose Bücher