La mémoire des vaincus
l’âge, l’air de Vercingétorix. Lui qui détestait tant les bolchos en 1919, se voulait aujourd’hui grand ordonnateur du stalinisme français. Dans son discours funèbre, Cachin rappela que Barbusse avait voué un culte à Staline et à sa politique et qu’il appelait Staline « l’homme à la tête de savant, à la figure d’ouvrier et à l’habit de simple soldat ». « Nul ne fut plus stalinien qu’Henri Barbusse », conclut Cachin avec ses trémolos dans la voix.
Quelques jours plus tard, Fred rencontra au Libertaire Ida Mett, cette femme qu’il apercevait parfois dans le petit logement de Makhno. Bouleversée, elle lui dit qu’elle avait écrit un texte sur « le crépuscule sanglant des soviets » (c’est-à-dire Cronstadt) et que, montrant le manuscrit à Monatte, pour que celui-ci le publie dans sa revue La Révolution prolétarienne – ce dernier l’avait refusé. Trop négatif pour Trotski.
Ainsi Trotski exilé bénéficiait de toutes les indulgences. Sa chute l’absolvait de tous ses péchés. Le trotskisme envahissait la gauche non stalinienne. Même Monatte empêchait que l’on dise la vérité !
— Et les Mémoires de Makhno, lui demanda Fred, as-tu terminé de les mettre en forme ?
— J’ai sauvé les Mémoires de la makhnovitchina. Qui acceptera de les publier ? Makhno rédigeait aussi un journal intime. Il me l’a fait lire. Je l’ai corrigé. Eh bien il a disparu.
— Peut-être Galina…
— Oui, Galina et Voline.
— Comment ça, Galina et Voline ?
— Galina est maintenant la femme de Voline. Ils ont trouvé le manuscrit sous l’oreiller du mort et l’ont brûlé.
— Tu es certaine de ce que tu avances ?
— Ma main à couper ! Galina et Voline sont deux vautours sur le cadavre de notre ami.
Fred, stupéfait, incrédule, regardait Ida. Non seulement Voline dérobait à Makhno sa gloire, voilà maintenant qu’il lui prenait aussi sa femme.
— Makhno lui-même a été brûlé, dit-il. Il ne reste de notre ami qu’une petite urne remplie de cendres. Mais nous ne l’oublierons pas. Nous n’oublierons pas la makhnovitchina. Nous n’oublierons pas Cronstadt. Je te le jure, Ida. Il suffit de quelques-uns pour que la mémoire des vaincus ne sombre pas dans le néant.
C’est par Germinal qu’Alfred Barthélemy retrouva une nouvelle fois Flora. Avec sa brutalité habituelle, un peu pataude, Germinal raconta un jour à son père que Flora s’était débarrassée de son mac, que le grand atelier de Montmartre, maintenant, lui appartenait.
— Tu devrais aller la voir. Elle ne s’éternisera pas longtemps seule. Profites-en.
Fred balaya cette proposition d’un revers de main.
— Ce que je t’en dis, reprit Germinal, c’est à toi de décider. Je me charge seulement de la commission. Elle aimerait bien reluquer la tête que tu as depuis que tu es célèbre. Non, non, ce n’est pas ce que tu crois. Des célébrités, elle en a à revendre. C’est le cas de le dire. Plein son atelier, de célébrités peintes. Mais quoi, vous m’avez fait tous les deux, ça vaut bien une revoyure.
Il s’était établi entre Germinal et son père une familiarité étrange. Comme ni l’un ni l’autre n’avaient pratiqué en temps opportun les échanges de paternité et de filialité, comme seule la vie militante les réunissait, ils se comportaient plus en copains qu’en parents. Après tout, ils n’avaient que quatorze ans de différence et si Germinal témoignait à Fred certains égards, c’était par admiration pour l’aîné bourré d’expérience et non pour le père qu’il ne connaissait pratiquement pas.
Fred ne résista pas longtemps. Flora l’eût-elle appelé de l’autre côté de la terre, qu’il se serait arrangé pour y accourir. Montmartre ne se situait pas si loin de Billancourt.
L’atelier dans lequel vivait Flora occupait le sommet d’un immeuble. Si bien que ses fenêtres s’ouvraient sur une vue panoramique de Paris. Flora s’amusait à désigner les points de repère, montrant à Fred les gares, les dômes du Panthéon et des Invalides, les tours de Notre-Dame et, devant, la flèche de la Sainte-Chapelle. Fred n’avait jamais vu Paris ainsi, mis à plat, comme une carte géographique en relief, tout gris, avec des volutes de fumée blanche qui montaient des bâtisses.
Les usines marquaient leur présence par leurs hautes cheminées d’où sortaient de vilaines taches noirâtres effilochées par le
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