La mémoire des vaincus
parti socialiste de se laisser berner par son ennemi irréductible, ce parti communiste qui l’embrassait aujourd’hui pour mieux l’étouffer, réjouissaient fort, évidemment, la presse de droite qui en publia de très larges passages. Thorez, écrivait Fred, aux ordres de Moscou, renie tout ce qu’il a proclamé hier parce que la politique de la Russie le lui commande. Son virage à droite est la conséquence du pacte d’assistance franco-soviétique signé par Laval. Puisque la France est maintenant son alliée militaire, Staline ne peut qu’approuver sa politique de réarmement et Thorez doit persuader ses militants que la défense de la patrie des travailleurs oblige à soutenir l’armée française. D’où La Marseillaise chantée en chœur avec les radicaux, d’où le drapeau tricolore mis en faisceau avec le drapeau rouge, d’où Jeanne d’Arc « fille du peuple ». Là encore, Alfred Barthélemy trouvait une formule qui sera reprise même par les chansonniers : Staline et Laval ont tricolorisé le prolétariat français. Désormais présentables, vous verrez, disait-il, que les communistes dépasseront en patriotisme les Croix-de-Feu.
Enfin, il dénonçait l’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) qui avait tenu son congrès en juin, et où, près d’Alain, Barbusse, Romain Rolland, Victor Margueritte, s’alignaient de nouveaux noms : André Malraux, Aragon, Gide, Elie Faure. En réalité, affirmait Fred Barthélemy, l’initiative émane d’officines communistes spécialisées dans l’organisation d’associations et de congrès, pour susciter des mouvements pro-staliniens dans l’intelligentsia française. Je le sais d’autant plus, soulignait Barthélemy, j’en suis d’autant plus sûr, que j’ai moi-même combiné, de Moscou, nombre de manœuvres de ce genre.
À partir de juillet 1935, Fred Barthélemy devint donc célèbre et le restera jusqu’aux débuts de la Seconde Guerre mondiale. Le premier résultat de sa sortie de l’obscurité fut son immédiate mise à la porte des usines Renault. Fred, brutalement chômeur, à une époque où retrouver un emploi s’avérait impossible, mit complètement à profit sa connaissance de la langue russe. Les traducteurs étant peu nombreux et la Russie entrant de plus en plus dans l’actualité, il obtint suffisamment de commandes pour que ces besognes, pourtant mal rémunérées, compensent son salaire perdu. Pendant tout le temps où il travailla chez Renault et où il participa avec ses collègues aux revendications salariales, la modicité de sa paye ne lui apparut jamais aussi clairement que depuis qu’il la comparait à ce qu’il gagnait avec ses traductions. Si les ouvriers rêvaient du paradis soviétique, les patrons les y encourageaient en leur serrant la vis. Fred se souvenait des épithètes qui fleurissaient dans L’Humanité pour qualifier Louis Renault : malfaiteur public, grand exploiteur, grand requin, saigneur… Il se remémorait les photos de cet autocrate, pour lequel il avait turbiné pendant dix années, sans jamais le rencontrer, sans même l’apercevoir. Un visage mal rasé, avec de gros sourcils, un nez busqué de rapace, un mufle et une crinière. Un petit Staline, en somme, un dictateur, lui aussi, dans sa principauté.
Un mois après les festivités du Front populaire, on ramenait de Moscou le corps de Barbusse, Barbusse mort bêtement en Russie d’un « refroidissement ». Pour que la population laborieuse puisse participer aux obsèques, le parti communiste entreposa le corps à la Grange-aux-Belles et attendit le samedi pour opérer alors un grand rassemblement porte de la Chapelle. Fred, curieux, s’y rendit, sortant difficilement du métro où des grappes humaines se tenaient perchées dans les escaliers reliés aux voies aériennes.
Fred suivit le long cortège, précédé d’un grand portrait de Barbusse brandi au-dessus de la foule. Des jeunes filles portaient sur des coussins un exemplaire de chaque livre de l’écrivain. Le char noir, orné d’un drapeau rouge, était encadré par des mutilés de guerre poussant leurs petites voitures en actionnant les roues avec leurs bras. Barbusse rejoignait Makhno au Père-Lachaise. Mais alors que l’anarchiste disparaissait dans l’anonymat du columbarium, le communiste serait placé près du mur des Fédérés.
Pour la première fois, Fred revit Cachin qui, avec sa moustache tombante, prenait, avec
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