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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Madrilène un fusil et une pioche. Une pioche pour creuser des tranchées. Un fusil pour les défendre. Ça marche. L’euphorie a succédé au défaitisme.
    Durruti paraissait encore plus musclé. Son visage osseux, devenu très beau, ressemblait à celui que les sculpteurs gothiques catalans donnèrent à leurs christs. Il souriait à Fred, heureux de le revoir. Le téléphone sonnait sans arrêt. Un lieutenant décrochait et tendait à chaque fois l’appareil à Durruti qui répondait brièvement, d’une voix rude, un peu trop sèche, pensait Fred, qui trouvait à ces ordres quelque chose de trop militaire. Durruti s’en aperçut :
    — On ne peut pas s’attarder à des amabilités. L’efficacité, mon vieux. D’abord l’efficacité. Aussi de la discipline. Difficile la discipline pour des anars. Ça me soulève souvent le cœur de sévir, mais quoi ? Dans les Brigades internationales on ne plaisante pas. Chez les fascistes non plus. Je demande de l’autodiscipline, pas toujours bien comprise.
    Un milicien entra dans le fortin, en levant son poing fermé. Il avait une allure de paysan et parlait avec difficulté, demandant à retourner dans sa ferme parce que sa femme était malade et sa terre abandonnée.
    Durruti lui répondit avec une grande douceur, qui contrastait avec son ton sec au téléphone :
    — Tu ne vois pas, camarade, que la récolte s’engrange ici ? Si nous ne battons pas les fascistes, que feras-tu de ta terre ? Ils te la reprendront pour la redonner au propriétaire.
    Le paysan-soldat se balançait d’une jambe sur l’autre. Il avait enlevé son calot qu’il tenait à la main, comme un chapeau.
    — Remets ton bonnet. On est ici entre camarades, tu le sais bien.
    — Si je ne rentre pas chez moi, ce sera la misère.
    — Écoute, camarade, la guerre que toi et moi nous menons, c’est justement pour sauver la révolution et la révolution mettra fin à la misère.
    — Je suis fatigué, camarade Durruti. Je voudrais rentrer chez moi.
    — Bien. Tu t’en iras à pied. Nous manquons de mulets. Quand tu arriveras à ton village tout le monde apprendra que tu n’as pas de courage, que tu es un lâche.
    L’homme se redressa, regarda Durruti de ses petits yeux vifs, avec colère.
    — Je ne veux pas que tu dises ça ! Eh bien, je resterai. Je ne manque pas de courage. Je suis seulement fatigué. Salud !
    Durruti se tourna vers Fred.
    — C’est tous les jours comme ça. Ils demandent à retourner chez eux. La guerre est trop longue pour ces paysans. Ils s’ennuient de leurs moutons, de leurs champs, de la montagne qu’ils aperçoivent au loin. C’est ça le plus dur : les convaincre de rester.
    — Germinal m’a dit que votre pénurie d’armes persiste. Nous avons envoyé tout ce que nous avons pu.
    — Les Russes ne fournissent des armes qu’aux troupes gouvernementales. Nous ne disposons que de sept tanks mexicains et de vieilles mitrailleuses Hotchkiss. Une, pour deux mille hommes. Nous et le P.O.U.M. nous servons sur l’ennemi. Sinon, nous n’aurions qu’un fusil pour trois combattants. Les deux autres sont arrachés aux fascistes. Ce qui n’empêche que nous tenons Madrid.
    Un commissaire communiste entra, saluant du poing levé. Il demanda à Durruti de l’accompagner à Santa Clara avec sa colonne. Durruti regarda par la fenêtre aux vitres brisées. Il pleuvait.
    — Non, répondit-il. Je dois préserver mes hommes de la pluie.
    Étonné, le commissaire répliqua :
    — Seraient-ils en sucre ?
    — Oui, ils sont en sucre. Ils se dissolvent dans l’eau. Sur deux volontaires venus avec moi à Madrid, un seul survit.
    Le communiste partit en haussant les épaules.
    — Depuis une semaine, dit Durruti à Fred, plus de la moitié de ma colonne a été détruite. Presque tout mon état-major est tué. Une catastrophe !
    Il ajouta, découragé :
    —  Somos solos (Nous sommes seuls).
    Quelques minutes plus tard, il rassemblait ses partisans et le mauser pendu à l’épaule, ouvrait la marche pour une nouvelle offensive. Les miliciens de la colonne le suivaient, en rangs compacts. Tous étaient silencieux. On n’entendait que le piétinement des sandales de corde. Au loin, les canons franquistes tiraient sans discontinuer.
     
    C’est seulement deux jours plus tard, à Barcelone, que Fred Barthélemy apprit que Durruti avait été atteint d’une balle en plein poumon, vers deux heures de cet après-midi où ils s’étaient séparés, devant

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