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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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la cité universitaire. Transporté à l’hôtel Ritz aménagé en hôpital, malgré plusieurs interventions chirurgicales il était mort le lendemain, vers six heures du matin. Son nom représentait un tel symbole que l’on avait gardé secret son décès.
     
    Il fallait bien maintenant avouer ce désastre. Fred assista aux funérailles de Durruti, le 23 novembre, défilé chaotique, désordonné, tout à fait fou, de cinq cent mille personnes, si différent de ces enterrements solennels dont il avait été témoin : celui de Kropotkine à Moscou, le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon, le convoi de Barbusse vers le Père-Lachaise. Makhno, lui, était disparu, inconnu, dans son interminable défaite. Qui sait ce que l’avenir réservait à l’Espagne ? Si le sort des armes devait être contraire aux républicains, Durruti échapperait au moins à cette catastrophe. Il le revoyait, marchant d’un pas ferme en tête de sa colonne, en si bonne santé. Il venait juste d’avoir quarante ans.
    Transféré clandestinement dans la nuit à Barcelone, son corps fut finalement exposé dans les locaux de l’ancienne chambre du commerce et de l’industrie, convertie en Maison des Anarchistes. Lorsque Fred y arriva, la foule, déjà dense, envahissait l’immeuble. À chacune des deux portes latérales, des écriteaux tentaient de la canaliser. « Durruti vous invite à entrer », disait le premier. « Durruti vous prie de vous retirer », disait le second. Les murs, hâtivement drapés de tentures noires et rouges, donnaient à l’immeuble une allure de théâtre. Fred s’avança, bousculé, bousculant, vers le catafalque entouré de miliciens. Dans le cercueil ouvert, Durruti reposait sur des coussins de soie blanche. Fred aperçut seulement sa tête puissante, que l’on comparait à celle de Danton. Toujours ces allusions à la Révolution française ! En Espagne aussi ! Il croisa Émilienne, la compagne de Durruti, qui pleurait. Deux seules personnes pleuraient, Émilienne et une vieille femme de ménage qui travaillait déjà dans la maison du temps des industriels et qui ne connaissait certainement pas Durruti, mais que ce défilé sinistre d’hommes et de femmes muets et graves faisait sangloter.
    Durant la nuit, malgré la pluie, des milliers d’individus se succédèrent devant le catafalque. Et ils restaient agglutinés autour de la Maison des Anarchistes, attendant on ne sait quoi. De toute manière l’attroupement était tel qu’il rendait une échappée impossible. Fred se tenait dans l’encoignure d’une fenêtre, la gorge nouée. De tous ses amis, Durruti, certainement, était celui qu’il aimait le plus. Jamais il n’oubliera sa carrure d’athlète, son sourire de carnassier, ses yeux intelligents, sa voix rude. Dans la foule, on disait que ses dernières paroles avaient été : « Trop de comités ! » Oui, trop de comités, trop de discours. Pas assez d’armes. D’autres montraient du doigt un jeune homme, vêtu d’une blouse bleue de mécanicien, qu’ils appelaient le prêtre rouge. Fred reconnaissait ce petit curé de campagne auquel Durruti sauva la vie.
    Les miliciens manifestaient une fâcheuse tendance à massacrer les prêtres et les religieuses. Durruti ne pouvait souffrir ces exécutions sommaires. Il avait puni les incendiaires de la cathédrale de Lérida ; aidé à fuir l’évêque de Barcelone, emmitouflé dans un cache-poussière ; transmis au gouvernement l’intégralité des trésors du palais épiscopal que des pillards mettaient à sac. Aussi, lorsque ce petit curé échappé d’une rafle, au lieu de chercher à joindre les lignes franquistes, se précipita vers Durruti pour lui demander des comptes, ce dernier apprécia son cran et lui offrit de jeter sa soutane et de devenir son secrétaire. L’un et l’autre n’eurent qu’à se louer de leur association. Ils se chamaillaient parfois, mais s’aimaient bien. Un jour, Fred avait assisté à l’une de leurs disputes. Le puritanisme de Durruti s’offusquant de ce que des prostituées suivaient la colonne, il avait ordonné au prêtre rouge de les chasser. « Comment veux-tu que je les chasse ? lui répondit-il. En leur faisant un sermon ? »
    Dans la foule qui se massait autour du catafalque, le petit curé, anonyme, oublié, se tenait raide, blême. Lui aussi perdait un ami.
    Le départ du cortège vers le cimetière avait été fixé à dix heures. Dès avant le lever du jour, il

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