La mémoire des vaincus
plus basses et des plus rudes couches du prolétariat.
Federica Montseny ne parut pas surprise par l’entrefilet de la Pravda.
— L’épuration n’est pas commencée, dit-elle à Fred, mais les communistes aimeraient bien l’exercer. Ils anticipent. Ils prennent leurs désirs pour des réalités. Nous ne céderons pas. C’est l’avantage, vois-tu, d’être au gouvernement. Nous sommes ainsi au courant de tout. Par exemple que les Russes ont demandé à Largo Caballero d’écarter Nin et le P.O.U.M. du ministère. Sans nous, Caballero aurait peut-être cédé.
— Ne surestimez pas votre force. Après tout, vous n’êtes que cinq au gouvernement. Rappelle-toi, Federica, du processus habituel des bolcheviks. D’abord Nin, qu’ils accusent de trotskisme, alors qu’il est à couteaux tirés avec Trotski. Nin, d’abord, que l’on va disqualifier mensongèrement, parce que la mode est aujourd’hui à condamner le trotskisme, puis ce sera vous. Pour l’instant ils vous ménagent, car vous avez la haute main sur la Catalogne. Mais ils s’arrangeront bien pour vous avilir ou vous récupérer. Durruti, lui, n’était pas récupérable. Malheureusement, le sort n’a pas voulu…
— Le sort… ou la balle perdue.
— Quelle balle perdue ?
— Il valait mieux n’en rien dire, mais Durruti n’a pas été abattu par les franquistes.
— Comment ?
— La balle qui l’a tué venait de derrière les lignes. Une balle perdue, mais tirée par qui ?
— Durruti a été tué d’une balle dans le dos !
— Oui, ne le divulgue pas.
— Une balle dans le dos, ça ressemble beaucoup aux balles dans la nuque, dont ces messieurs sont spécialistes.
— On ne peut rien prouver. Un accident est aussi possible. Un des nôtres, inexpérimenté…
— Maintenant, je comprends l’article de la Pravda. Durruti tué, Nin menacé, les hostilités commencent. Vous devez adopter immédiatement des mesures énergiques. Le P.O.U.M. a été l’une des rares organisations ouvrières en Europe à protester contre les procès de Moscou. Il va payer cher cette audace. Toute la gauche, même les anars, a salué l’arrivée des avions et des tanks russes comme une victoire, alors qu’il s’agit des prémices de notre possible défaite. Moscou s’est toujours montré hystérique devant le succès de l’anarchisme en Espagne. Seulement, il n’avait pas de prise, aucun moyen de freiner ce courant ou de le stopper. Maintenant, Staline trouve le joint. Il est là. Il ne lâchera plus sa proie.
— Tu exagères. Que pouvions-nous faire d’autre que d’accepter l’aide russe ? Blum tergiverse. Il a peur de mécontenter l’Angleterre…
— Blum a toujours peur de mécontenter quelqu’un. De toute façon, la solidarité de peuple à peuple est la seule valable. Elle commence à bien marcher. Des volontaires ne nous arrivent pas seulement de France, mais d’Angleterre, d’Amérique, sans parler des Allemands et des Autrichiens anti-nazis.
— Des hommes, oui, nous en avons. Mais des armes, Barthélemy, des armes ! Où s’en procurer ? Pas de simples fusils, des armes modernes… Seuls les Russes nous les fournissent.
— Ils vous les fournissent, avec en prime les agents de la Guépéou. Ils expédient un tank sur le front de Madrid avec, dedans, l’assassin de Durruti.
— Il ne s’agit que d’une supposition. Je n’aurais pas dû te parler de mes soupçons.
— Dans un autre tank se cache l’assassin de Nin. Et le tien aussi, Federica, s’avance dans un autre véhicule venu de Moscou.
— Je connais ta vie, Barthélemy, elle te fait dramatiser en excès. Nous sommes plus forts que tous tes agents de la Guépéou, à supposer qu’ils existent. Le peuple espagnol est avec nous.
— Mais c’est justement ça, Federica, que les Russes n’accepteront jamais. Il n’y a rien qui horrifie plus les communistes que le succès d’une révolution prolétarienne qui ne serait pas marxiste. En 1920, Lénine, déjà, disait que le triomphe d’une révolution prolétarienne dans un pays développé convertirait très vite la Russie en un pays non plus révolutionnairement exemplaire, mais de nouveau retardataire. Moscou, c’est La Mecque. Il ne peut y avoir deux lieux saints pour une même religion.
Agacée, Federica Montseny répliqua :
— Que me parles-tu de religion ? Nous avons aboli justement ce qu’ils appelaient des lieux saints. Il n’existe plus de lieux saints en
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