La mémoire des vaincus
hostile à Zinoviev et à Kamenev, il stigmatisait ce « venin du pouvoir » qui trop souvent aveuglait Lénine. Lénine l’écoutait. Il l’écoutait parce qu’il l’aimait. Toutefois, ses perpétuelles critiques, ses interventions en faveur de détenus, finirent par l’exaspérer à tel point qu’il le convainquit d’aller se reposer à l’étranger. C’était en 1921. Après le départ de Gorki, Lénine n’eut plus de conscience. Son âme, dont Gorki disait qu’il devait sans cesse la retenir par les ailes, s’envola.
Quand Gorki revint au pays natal, en 1928, bien sûr l’accueil extraordinaire qui l’attendait le bouleversa. Les députations des usines, du Parti, de l’armée, le portaient en triomphe, l’embrassaient, l’étouffaient. Il pleurait d’émotion et de joie. Mais très vite, la haine qu’il observa entre les dirigeants, le consterna. Son premier discours, à la séance plénière du soviet de Moscou, exprimait son inquiétude devant ces antagonismes qui déchiraient le Politburo : « Camarades, il faut apporter plus de bienveillance dans vos rapports, soyez moins durs… Vous trouvez bien la possibilité d’être aimables à mon égard, alors pourquoi l’êtes-vous si peu entre vous ? »
Intervention où se perçoit l’incommensurable naïveté politique de Gorki. Et sa belle âme. Le seul, sans doute, à conserver après 1933, où il ne quittera plus la Russie, une âme vivante dans un pays d’âmes mortes. Mais une âme vivante enrobée du sucre des flatteries, lourde de soporifiques. Gorki, dans les dernières années de sa vie, embaumé avant l’heure, resta plongé dans son rêve. Il avait vécu trop longtemps en exil. Maintenant, couvé par Staline, comme un œuf d’une espèce antédiluvienne, une espèce rare à épargner religieusement, il n’était plus qu’un vieil homme que l’amour du pays natal aveuglait. Il fermait les yeux pour moins souffrir. Car lui qui scruta plus profondément qu’aucun de ses compatriotes la misère et la profondeur du peuple russe, lorsqu’il ouvrait ses yeux, si enfoncés dans ses orbites, il se découvrait prisonnier de l’organisation, muselé par son entourage et par ce secrétaire que Staline lui flanquait, plus geôlier que secrétaire. Rien de plus éloquent que les pseudonymes. Alekseï Maksimovitch Pechkov s’était baptisé Gorki (l’Amer) et Iossif Vissarionovitch Djougachvili s’était baptisé Staline (l’Acier). L’acier broyait son entourage, sauf l’Amer qu’il transformait en Sladki (Sucré). Un peu de sucre adoucissait sa poigne de fer. Sladki était un bonbon que l’on distribuait au peuple pour le soulager de ses aigreurs d’estomac. « Le vieil ours a un anneau passé au nez », dit Romain Rolland qui vécut quelques jours dans la datcha de Gorki, en 1935. Et il ajouta : « Il est très seul, lui qu’on ne voit jamais seul. »
La brochure de Fred Barthélemy : Gorki, ou l’Amer et le Sucré, sans doute le meilleur de ses textes, le plus émouvant, une fois de plus arriva mal à propos. Le deuxième procès de Moscou, qui s’ouvrit le 30 janvier 1937, absorba l’attention de toute la presse. Gorki, mort d’une pneumonie à soixante-huit ans, bénéficiait d’obsèques nationales, en un temps où l’on mourait plus couramment en U.R.S.S. d’une balle dans la nuque. Qu’on ne nous embête plus avec Gorki ! C’est maintenant Radek qui entre en scène. Dans ce procès des Dix-sept, axé sur le sabotage économique, comme le précédent l’avait été sur le trotskisme, Karl Radek qui, un an auparavant, réclamait l’exécution de ses amis Zinoviev et Kamenev, passait à son tour à la trappe, ne s’accusant pas moins que d’avoir voulu organiser la guerre contre l’ U.R.S.S. afin de prendre le pouvoir. Lui, ce malheureux diablotin, plutôt disgracié, ce bouffon, que Fred revoyait sautillant près de Trotski, Juif aussi comme Kamenev, comme Zinoviev, comme Trotski… Décidément, cela faisait beaucoup de Juifs liquidés. Fred parlait d’un complot raciste. Son hypothèse paraissait de l’affabulation. Radek qui tenta de soulever l’Allemagne avec les spartakistes, Radek qui négocia la paix de Brest-Litovsk, traité par Vychinski de clown, d’histrion, de Pygmée misérable, de roquet, de toutou se ruant sur un éléphant ! L’éléphant, bien sûr, c’était Staline. Quel vocabulaire hystérique ! Pour comble, personne ne semblait s’apercevoir de ce délire. On
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