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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Espagne. Si nous participons au gouvernement c’est, tu le sais bien, pour empêcher que la révolution ne dévie et pour la poursuivre au-delà de la guerre ; pour nous opposer à toute tentative dictatoriale, d’où qu’elle vienne.
    Fred sentait le désespoir l’envahir. Comment convaincre ? Federica était sincère et les quatre autres anarchistes ministres ne l’étaient pas moins. Le ministre de la Justice, Juan Garcia Oliver, vieux camarade de Durruti, organisateur avec lui des premières colonnes de miliciens, s’efforçait de paraître sérieux et responsable depuis qu’il participait au pouvoir. Fred lut, non sans stupeur, son discours aux élèves d’une école militaire :
    « Officiers de l’armée populaire, vous devez observer une discipline de fer et l’imposer à vos hommes qui, une fois incorporés dans les rangs, cesseront d’être vos compagnons pour devenir des pièces de la machine militaire de notre République. »
    Le ton même de Trotski ! Nul doute, le pouvoir, tout pouvoir, travestissait les êtres les plus idéalistes en robots. Avant de quitter Federica Montseny, qui l’accompagnait à la porte de son bureau, il ajouta néanmoins :
    — J’ai fréquenté en Russie une femme qui te ressemblait un peu et que j’aimais beaucoup. Elle aussi a été ministre. Tu connais son nom, Alexandra Kollontaï. En tant que leader de l’opposition ouvrière, elle croyait transformer le parti bolchevik. C’est le Parti qui l’a transformée. Maintenant ambassadeur, elle se tient loin des manœuvres abominables de ses anciens amis. Crois-moi, Federica, cette alliance, en Russie, entre communistes, anarchistes et socialistes révolutionnaires ressemblait beaucoup à votre Frente popular. C’est une alliance d’ennemis et qui ne peut se terminer autrement que par l’un des partenaires avalant tous les autres. Tu sais bien que le communisme de Moscou est une force antirévolutionnaire. Vous ne l’avalerez pas. Ou si vous l’avalez, ce sera pire, vous mourrez empoisonnés.
    Comme à Moscou Fred se consolait en fréquentant les gardes noirs, à Barcelone il aimait retrouver ceux qui se disaient «  Els fills de put  », relevant l’injure qu’on leur adressait couramment. Certes, ils étaient désorganisés, indisciplinés, désordonnés, mais ils s’agitaient joyeusement. Ces « fils de putes », qui ne renonçaient pas à la spontanéité, à l’humour, à la bohème, faisaient preuve à l’occasion d’un courage et d’une efficacité absolus. Ils lui rappelaient Igor et cette fille aux cheveux ras, vêtue de cuir, si troublante. Comme les gardes noirs de Moscou, ces « fils de putes » de Barcelone demeuraient les purs, les vrais, l’utopie incarnée. Ils dérangeaient tout le monde. Et surtout les cinq ministres anarchistes du gouvernement.
     
    C’est à Barcelone que Fred Barthélemy écrivit sa brochure sur Gorki, qui venait de mourir. Alekseï Maksimovitch Pechkov, qui s’était nommé lui-même Gorki, c’est-à-dire l’Amer, et que, depuis son retour en Russie, en 1928, ses compatriotes n’appelaient plus que Sladki, autrement dit le Sucré. Sa rencontre avec Gorki, si amer alors, Fred ne l’avait jamais oubliée. Plus que tout autre Russe, Gorki symbolisait la Russie profonde, celle des bossiak, ces va-nu-pieds, celle des bas-fonds. Mais il symbolisait aussi la lucidité et le reniement. De l’Amer au Sucré, ce changement de pseudonyme reflétait toute l’histoire de la Révolution russe. L’amertume de Gorki, son découragement, son pessimisme à propos du peuple slave, sa méfiance envers le « saint moujik », idole de la littérature démocratique, tout cela influença beaucoup Fred. Il voulait, dans son texte, dire toute son admiration pour l’auteur de La Mère, le petit-fils d’un haleur de la Volga et d’une serve, et qui, comme lui, avait été vagabond dès l’âge de dix ans, et en même temps montrer comment le système récupéra ce pur, cet intègre, cet idéaliste ; comment Staline en fit sa chose, son jouet, son nounours. Staline que l’on voyait sur les photos, dans la presse, en compagnie de Molotov, soutenant le cercueil de Gorki. Gorki déifié, pour lequel on débaptisait sa ville natale, Nijni-Novgorod, pour lui donner le nom de l’Amer.
    Fred décrivait comment Gorki servait à Lénine de conscience, peut-être même d’âme. Cette âme du peuple russe, si peu compréhensible aux intellectuels du Kremlin. Très

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