La mémoire des vaincus
entendre le choc des bombes éventrant la terre, le crépitement d’une mitrailleuse. Des coups frappés à la porte ? La Tchéka ? Non. Le silence le plus absolu régnait à Billancourt. Il percevait seulement la respiration de Claudine, les grognements des enfants qui rêvaient. La sueur mouillait sa chemise. Comme s’il avait la fièvre. Il attendait avec impatience les premières lueurs du jour.
L’Espagne en feu, Germinal arraché aux bourreaux, Victor Serge « trotskiste », Franco entré à Bilbao puis à Santander, le Front populaire qui agonisait en France (la droite avait eu raison du ministère Blum qu’elle harcelait en disant : « Impossible à la France de négocier avec Hitler par l’intermédiaire d’un Juif »), des centaines de milliers de fugitifs qui traversaient les Pyrénées, brutalisés, dévalisés, enfermés dans des camps par les gardes mobiles français, Pestaña mort de maladie alors que l’Espagne avait tant besoin de lui (tous ces morts : Makhno, Durruti, Cottin, Mühsam), un chaos d’images douloureuses se bousculaient dans la tête de Fred.
Le 4 septembre, sur une route, non loin de Lausanne, le corps d’un homme, bien vêtu, fut découvert, criblé de balles de mitraillette. Dans une main, il tenait encore une touffe de cheveux gris. L’homme n’avait pas été dévalisé et, dans son portefeuille, se trouvait un billet de chemin de fer pour la France. C’était Ignace Reiss qui payait son sursaut d’humanité vis-à-vis de Nin. Nin, dont on apprenait enfin qu’il avait succombé à des semaines de supplices : décharges électriques, ongles arrachés, baignoire. On voulait qu’il confesse ses prétendus rapports avec Trotski, avec Franco. Contrairement à Zinoviev, à Kamenev, à toute la vieille clique bolchevique qui ne résistait pas aux tortures et avouait tout ce que Staline désirait, Nin ne craqua pas et refusa tout compromis, tout désaveu.
Fred revoyait Nin à Moscou, en 1921, alors jeune homme de moins de trente ans, comme lui. Fred ne comprit jamais très bien ce partage des responsabilités entre Maurin, proclamant en Espagne sa non-soumission au parti communiste russe, et Nin resté en Russie, un peu en otage ; Nin qui travaillait au Profintern, avec Fred et Victor ; Nin séduit par Boukharine, puis par Trotski ; Nin renié par Trotski lorsqu’il fondera le P.O.U.M. avec Maurin, à la veille de la guerre civile espagnole ; Nin devenu ministre de la Justice du gouvernement de Catalogne…
Germinal se remettait lentement. Trop faible pour reprendre son métier de terrassier, il travaillait provisoirement avec sa mère dont le négoce, s’amplifiant, nécessitait l’emploi d’un manœuvre pour les emballages et les livraisons. C’est encore par le biais de Germinal que Fred revit Flora.
Elle n’avait pas changé, toujours aussi rayonnante, toujours aussi belle. Au grand atelier, tout en haut de Montmartre, s’ajoutait un autre étage de la maison, qui lui servait de bureau et de remise pour les toiles. Une secrétaire dévisagea Fred avec étonnement. Il est vrai que son allure de prolo détonnait dans cette ambiance cossue.
Flora l’accueillit par un tir de reproches.
— Regarde comme tu m’as abîmé Germinal avec ta connerie espagnole. Tu crois que ce n’est pas assez d’avoir esquinté ton Alexis en Russie, que tu as eu le culot d’abandonner aux bolchos. Tu abandonnes tout le monde. Claudine, tes deux petits, moi… Il n’y a que ta foutue politique qui t’intéresse. Pauvre fou ! Paumé !
Elle s’approcha de Fred, le renifla.
— Toi, tu sens l’homme à femmes. Tiens, aurais-tu perdu ta vertu ?
Fred fut stupéfait. Comment devinait-elle sa cavale barcelonaise ? Elle reprit :
— Ce n’est pas tellement l’odeur, bien sûr. Tu t’es récuré depuis. Pour que la femme au foyer ne sache rien. Mais je le sens. Oui, dans tes yeux, dans le pli de ta bouche. On ne me trompe pas.
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? dit Fred, agacé.
— Comment, qu’est-ce que ça peut bien me faire ! Tu seras toujours à moi, non ! Et moi, je serai toujours à toi. Même si on ne couche plus ensemble.
Puis elle lança, abruptement :
— À propos, j’ai une amie du tonnerre. Une riche, très riche. Moi je suis pauvre, à côté d’elle. C’est la femme de ton ancien patron.
— Quel patron ?
— Louis Renault, le numéro je ne sais combien, dans les deux cents familles.
Flora lui
Weitere Kostenlose Bücher