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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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positions aberrantes. Ils signaient n’importe quoi, pour se faire de la publicité, pour se donner de l’importance. De nouvelles vedettes de la littérature surgissaient qui, toutes, voulaient jouer un rôle politique. André Malraux, Louis Aragon, Jean Giono. On se bousculait au portillon pour effectuer un pèlerinage à Moscou. Bien guidés, bien reçus, les « idiots » de plus en plus « utiles », revenaient éblouis, qualifiant de bobards, de calomnies, tout ce qui s’insinuait à l’étranger contre l’U.R.S.S. Ils y apprenaient une chanson qu’ils chantaient avec des trémolos dans la voix, à la fin des banquets :
     
    Je ne connais aucun autre pays
    Où l’on respire si librement.
     
    L’aliénation n’atteignait pas que les intellectuels dits de gauche. Ceux de droite n’étaient pas épargnés, le voyage à Berlin ou à Rome étant pour eux aussi sacré que celui de Moscou pour leurs adversaires. La déification d’Hitler égalait celle de Mussolini. Alphonse de Châteaubriant se pâmait devant ce qu’il appelait « la bonté d’Hitler », ajoutant : « Oui, Hitler est bon. Regardez-le au milieu des enfants. Hitler n’est pas un conquérant, il est un édificateur d’esprits. »
    Fred Barthélemy retrouva Victor Serge qui gagnait sa vie comme correcteur dans une imprimerie de presse de la rue du Croissant. Celui-ci lançait une campagne dénonçant les manœuvres staliniennes contre le P.O.U.M. Fred arriva opportunément pour lui fournir des informations de première main. Ils réussirent à mettre sur pied une commission, formée de personnalités irréfutables. En Espagne, Negrin refusa de les recevoir. À Moscou, Ilya Ehrenbourg publia un article dans les Izvestia où il qualifiait le Comité de défense des révolutionnaires antifascistes d’Espagne de « cœurs sensibles », ce qui était aimable, mais aussi d’« alliés des Marocains et des Chemises noires », ce qui était absolument dégueulasse.
    L’Ehrenbourg français, Louis Aragon, pour ne pas être en reste, exposait dans Ce Soir les « crimes » du P.O.U.M. et insinuait que Nin se réfugiait en Allemagne nazie.
    Victor Serge crut habile de présenter Fred Barthélemy à ce nouveau romancier dont on parlait tant, André Malraux qui, en Espagne, avait combattu dans l’aviation républicaine. Ils se rencontrèrent dans un bistrot. Dès qu’il aperçut Malraux, Fred fut frappé par sa ressemblance avec Trotski. Non pas une ressemblance physique, mais une sorte de réplique dans le comportement. La manière dont il se tenait, comme s’il posait devant un statuaire, sa façon curieuse de s’exprimer comme on déclame à la Comédie-Française, tout en lui évoquait l’acteur tragique, quelque peu démodé. La faconde avec laquelle il monologua à propos de l’Espagne, de la Russie, de la Chine (il ouvrait les bras pour ramasser le monde entier en une boule imaginaire qu’il serrait frénétiquement, comme s’il voulait l’écraser) était fascinante. Seulement, les premiers moments de surprise passés, Fred constata que Malraux mélangeait tout, voire qu’il inventait à mesure. Il jouait à la révolution, comme Trotski se donnait en représentation à la tribune. Mais, en même temps, Trotski faisait la révolution. Là se situait la différence. Son théâtre, à Trotski, c’était la révolution d’Octobre et non pas les Éditions Gallimard.
    Impossible à Malraux d’admettre la persécution du P.O.U.M. Poussé à bout, il finit par s’écrier :
    — J’accepte les crimes de Staline, où qu’ils soient commis !
    Victor Serge se leva, blême, sa tasse de café à la main. Malraux aussi s’était levé. Ils se défièrent du regard pendant quelques secondes, puis Victor Serge lui lança sa tasse de café à la figure.
     
    Fred avait repris sa vie conjugale paisible à Billancourt. Mariette et Louis pavoisaient. Quant à Claudine, elle demeurait imperturbablement la même. Tant d’événements intervenus depuis son mariage auraient pu la transformer, l’aigrir. Non, toutes ces aventures qui entraînaient son mari ne la perturbaient pas. Elle restait la gardienne du foyer, des enfants, de leur amour, apparemment sans trouble. Par contre, près de Claudine, Fred éprouvait une gêne. Le souvenir de toutes ces femmes lascives, de cette lubricité barcelonaise, l’éveillait la nuit. Tant de chevauchements, de culbutes, de copulations, se métamorphosaient en cauchemars. Il lui semblait

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