La mémoire des vaincus
littérateurs ne firent qu’apercevoir.
Fred écoutait à peine Drieu. Il regardait Flora et Christiane qui papotaient. Comment Flora pouvait-elle se mouvoir si à l’aise avec cette femme habituée à évoluer dans un monde tellement éloigné du leur ? Mais son monde à lui, le monde de Fred, le monde de leur enfance aux Halles et à Belleville, le monde qu’il partageait avec Claudine à Billancourt, était-il encore celui de Flora ? Avoir pris deux directions opposées n’empêchait-il pas, justement, que leur amour leur soit restitué intact ? Christiane Renault et Flora étaient belles, mais de cette beauté des fleurs de luxe. Des orchidées dans un vase de cristal. Fred reconnaissait mal sa Flora dans cette poupée bichonnée qui se dressait sur ses hauts talons. Toutefois, à bien observer les deux femmes, Fred les distinguait différentes. Christiane Renault exprimait de tout son corps, de tout son visage, une légèreté, une propension à la joie et au plaisir. Flora donnait superficiellement la même impression. Fred la devinait tendue. Il découvrait chez elle une légèreté feinte qui masquait son esprit volontaire et son ambition.
Drieu discourait toujours. Fred rattrapa au vol quelques mots. Il entendit : « choisir entre le beurre et les canons… congés payés… Doriot… »
Drieu, il le savait, bien sûr, était un des membres vedettes du P.P.F. Fred, au nom de Doriot, redevint attentif.
— Doriot se souvient de vous. Il trouve, nous trouvons, que vous gâchez vos dons, que vous égarez votre activité. Beaucoup d’anciens communistes rejoignent Doriot. Pourquoi pas des libertaires ? Vous êtes trop intelligent pour ne pas vous apercevoir que le temps de l’anarchie est moribond. L’anarchie n’a pas survécu en France à l’assassinat de Jaurès. En Russie, en Espagne, les communistes vous ont liquidés. Vous êtes taillés dans le bois des victimes. En France, Doriot est le seul recours. Aucun doute là-dessus. Doriot ou Thorez, voilà l’avenir.
— Doriot ou Thorez ? Ils me rappellent trop les concurrents du Kremlin. Zinoviev contre Trotski. Merci, j’ai déjà donné.
— Réfléchissez. Nous pourrions vous offrir une belle place. Un homme comme vous mérite tellement mieux que de végéter comme vous le faites. Flora nous a parlé de votre situation. Quel gâchis !
— J’ai l’impression de me situer à ma vraie place. Vous verrez que Doriot finira par choisir Hitler contre Staline. Les deux se valent. Je sais, c’est criminel de dire ça aujourd’hui. Pourtant…
Une ombre d’agacement passa sur le visage de Drieu.
— Nous sommes une force. Si vous vous obstinez dans votre refus, quelle solitude vous attend !
Fred se remémorait le jeune Doriot à Moscou, venu lui demander conseil, puis le Doriot tout-puissant à Paris auquel il montra le testament de Lénine et qui en tira profit. La destinée des hommes tient à peu de chose, à des hasards, à des rencontres. Drieu, aujourd’hui, tendait la perche à Barthélemy. Qu’il la saisisse et tout son destin, à lui aussi, eût été changé…
En février 1938 s’ouvrit le quatrième procès de Moscou, celui des « vingt et un ». Parmi ces vingt et un, le dernier des héritiers testamentaires de Lénine, à l’exception de Staline qui manœuvrait la trappe ; le dernier parmi ceux que Fred avait fréquentés au Kremlin, le plus sympathique, le plus enjoué, le plus humain : Boukharine. Boukharine se reconnut d’abord coupable, mais d’une manière étrange. Il ne s’accusait pas, comme ses prédécesseurs, de délits si absurdes qu’ils n’étaient plausibles que pour des débiles. Il disait simplement : « Il s’est formé en moi ce que, dans la philosophie de Hegel, on appelle une conscience malheureuse qui peut différer de la conscience ordinaire en ce qu’elle est en même temps une conscience criminelle. » Associer ainsi le malheur et le crime ne manquait pas d’audace. Fred retrouvait bien là l’intellectualisme et l’humour de Boukharine, si présent encore pour lui, avec sa casquette et son blouson de cuir, ses yeux rieurs. Un moment déboussolé par ce raisonnement inhabituel, le procureur se ressaisit et lança au visage du prévenu les dénonciations classiques : trahison, espionnage, attentat contre Staline. Et là, Boukharine ne marcha pas. Il nia tout, en bloc, résolument, sans faiblesse.
Vychinski l’accablait d’injures : « Ignoble salaud,
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