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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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ménageait toujours des surprises. Après tout, rien d’étonnant que la femme d’un industriel fréquente une marchande de tableaux.
    — Christiane est une des reines de Paris, reprit Flora. Elle est brillante. Elle plaît. Elle séduit. Je lui ai parlé de toi, un jour. Elle aimerait beaucoup te connaître. Enfin, c’est plutôt son amant qui voudrait te rencontrer.
    — Quelle salade ! Je n’ai rien à branler avec ces gens-là.
    — Son amant, c’est un écrivain. Il a lu tes élucubrations. Je dois t’avouer que je préfère les siennes. Il a publié l’an dernier un beau roman où il transpose leur amour à tous les deux. Ce n’est pas toi qui m’offrirais ce cadeau. Christiane, dans ce roman, il l’appelle Beloukia et son amoureux devient le poète Hassib. Le prince Mansour, mari de Beloukia, c’est Louis Renault. Ça se passe en Perse. Il y a des roses, des chats. Superbe.
    — Elle me paraît plutôt toquarde, ton histoire.
    — Il a un défaut, son amant. Un seul défaut, mais de taille. Comme toi, il se préoccupe de politique.
    — Comment s’appelle-t-il ? demanda Fred, soudain intéressé.
    — Drieu.
    — Quel Drieu ? Le fasciste ?
    — Moi, je n’y connais rien à vos embrouilles. Il dit que tu es un type bien et qu’il aimerait te connaître.
    — Drieu La Rochelle écrit des romans à l’eau de rose ? Tu es sûre qu’il s’agit du même ?
    — Tu verras bien. Fais-moi le plaisir de déjeuner avec eux, la semaine prochaine, dans l’atelier. Ils sont charmants. Lui aussi c’est un homme à femmes. Vous devriez bien vous entendre. Seulement, habille-toi un peu mieux. Ton pantalon tirebouchonne. Tu peux pas demander à Claudine de lui donner un coup de fer ? Il est élégant, Drieu. Ils sont très beaux, tous les deux.
    — Tu es folle. Je n’ai rien à dire à Drieu. D’ailleurs, tous ces intellectuels bourgeois m’emmerdent, qu’ils soient de gauche ou de droite.
    Ils se quittèrent presque fâchés. La semaine suivante, lorsque Germinal, au Libertaire, lui transmit un mot de Flora, l’invitant avec Christiane Renault et Drieu, il n’osa évidemment plus refuser.
    Fred fut désagréablement surpris par l’atelier transformé en salon, avec une profusion de gerbes de fleurs. Un maître d’hôtel, en gants blancs, loué pour le service, servait le champagne à Christiane Renault et à Drieu La Rochelle, déjà arrivés. Il est vrai qu’il s’agissait d’un couple séduisant. Drieu se leva pour serrer la main à Fred. Ils devaient avoir à peu près le même âge. Les deux femmes aussi. Tous les quatre avoisinaient la quarantaine. Une calvitie précoce dégageait le front de Drieu. L’air d’un danseur mondain, se dit Fred. L’image de Louis Renault lui revint. Louis Renault qu’il n’avait jamais vu lorsqu’il travaillait à Billancourt, mais dont la photo réapparaissait souvent dans les journaux. Comparé à Drieu et à Christiane, il s’apparentait plutôt à un ouvrier, ce patron si redouté. Tout le séparait de Louis Renault et pourtant, il se sentait plus proche de cet industriel, de ce métallurgiste, que de ces deux gandins qui buvaient leur champagne. Louis Renault avait un visage disgracié, une tête énorme disproportionnée avec son corps. Quasimodo, oui, le Quasimodo de Notre-Dame de Paris  ! Louis Renault n’existait que pour son usine, comme Quasimodo pour sa cathédrale. Et sa femme, grande, élancée, qui visiblement ne s’habillait que chez les grands couturiers, c’était Esméralda ! Esméralda la coquette qui bafouait Quasimodo avec ce dandy aussi bien astiqué que les personnages douteux rôdant autour des boîtes de nuit de Montmartre.
    Instinctivement, Drieu lui fut antipathique. Il lui trouva une ressemblance avec Aragon qu’il croisait parfois dans les meetings. Le fasciste et le communiste, même gueule de beaux mecs, de valseurs, de types à gonzesses.
    — J’ai lu votre Saturne dévorant ses enfants, dit Drieu. Quel dommage qu’un texte aussi lucide ait été publié chez un faux éditeur. Voulez-vous que je m’en occupe ? Ce ne doit pas être difficile de le rééditer. Une œuvre utile. Oui, très utile.
    Fred se renfrogna :
    — N’en parlons plus. On ne ressuscite pas les morts.
    — Vous avez révélé, bien avant tout le monde, ce que nos beaux esprits ont découvert avec Gide. Votre « retour de l’U.R.S.S. » était tellement plus terrible. Vous avez vécu de l’intérieur ce que nos

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