La mémoire des vaincus
l’obligeait à mettre perpétuellement le nez dans l’ordure. Une nouvelle fois, le milieu des anarchistes français se rétrécissait, supportant mal ce nouvel échec en Espagne. Le pessimisme imprégnait tous ceux qu’il rencontrait. Il ne fréquentait plus Voline (l’ombre de Makhno se dressait entre eux), et voyait peu Victor Serge, qui l’agaçait avec son trotskisme. Germinal, son jeune camarade, revenu brisé d’Espagne, somnolait. Quant à la vie conjugale, à Billancourt, elle perdait beaucoup de ses attraits. Claudine et Fred s’installaient dans des habitudes, une sorte de douce torpeur, où l’amour lui-même s’endormait.
Il pensait de plus en plus à une femme, qui n’était pas Flora, elle aussi bien lointaine. Il pensait de plus en plus à Alexandra Kollontaï. Alexandra, ambassadeur en Suède et protégée de la fureur animale de Staline par cette planque dans un pays neutre. Échapperait-elle longtemps à la liquidation de tous les amis de Lénine ? Elle devait être l’un des rares membres du premier Comité central du P.C. à demeurer en poste. Fred ressentait un grand désir de revoir la Kollontaï avant qu’elle aussi disparaisse dans le néant et de causer de tous ces événements qui s’étaient succédé depuis leur séparation. Peut-être lui donnerait-elle des nouvelles de Galina ? D’Alexis ? En même temps que la Russie de Staline l’horrifiait, une nostalgie de la Russie de sa jeunesse le poignait. Avec Alexandra, il la retrouverait. Seulement, rendre visite à Alexandra dans l’ambassade d’U.R.S.S. à Stockholm risquait évidemment de la compromettre. Il suffisait de beaucoup moins pour être criminel dans la Russie de Staline.
Il ne se posait pas la question de savoir si Alexandra Kollontaï accepterait de l’accueillir. Il lui semblait qu’entre eux subsistaient des liens très forts. Sans doute était-il l’un des rares Français à connaître parfaitement celle que les journaux ne décrivaient que d’une manière superficielle et amusée, se complaisant à souligner l’anomalie de cette grande dame élégante représentant le pays de la dictature du prolétariat. Alexandra Kollontaï était pourtant une vraie révolutionnaire, beaucoup plus profondément révolutionnaire que la plupart des politiciens qui jouaient à l’ouvriérisme.
Il avait, maintenant, surtout envie de répandre ses théories féministes en France. L’homme se libérait si mal, pourquoi ne pas essayer de sensibiliser les femmes, de les soulager du carcan du mariage, de la maternité, du foyer ? La libération des femmes et la libération de l’humanité par les femmes, pourquoi pas ?
Fred réussit à contacter secrètement Alexandra Kollontaï par des socialistes suédois. Un rendez-vous fut pris à Göteborg où Alexandra, souffrante, partait régulièrement se reposer. Elle le reçut chez des amis Scandinaves, allongée sur un sofa. Des coussins roses et mauves l’enveloppaient. Ils ne s’étaient pas revus depuis quinze ans. Alexandra Kollontaï avait perdu l’aspect pulpeux de sa jeunesse, au profit d’une beauté grave, souveraine, altière. Elle tendit la main à Fred, sans se lever. Il embrassa son poignet très blanc, touchant des lèvres une fine dentelle qui affleurait de la manche de sa robe. Puis il se laissa tomber à genoux, enfouissant sa tête contre la poitrine opulente d’Alexandra qui lui caressa doucement les cheveux.
— Mon petit Fred. Mon pauvre petit Fred ! Qu’es-tu devenu ? Et moi, regarde comme je suis vieille. Soixante-quatre ans, tu te rends compte ! Et mon cœur qui flanche. Il ne manquait plus que ça !
Fred restait agenouillé. Il regardait Alexandra, émerveillé, comme au temps de leur rencontre à Moscou. Pour lui, elle n’avait pas d’âge. Malgré l’émotion, il plaisanta :
— Tu vois comme le cœur est fragile, Alexandra. Toi, une femme de tête. Je présumais bien que ta tête ne fléchirait jamais. Mais le cœur… Ah ! le cœur ! Tu ne te méfiais pas de lui.
— Moque-toi, mon petit Fred. Moque-toi. Le cœur n’est qu’un organe comme un autre, qu’une pompe. Tu veux parler des sentiments. Alors, tu crois que je n’ai jamais été amoureuse ? Parce que je me suis toujours efforcée d’être un individu avant d’être une femme… Parce que, aussi grand qu’était mon amour pour un homme, dès que ce dernier dépassait une certaine limite et flattait mon penchant féminin pour le sacrifice, la rébellion
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