La mémoire des vaincus
éclatait de nouveau en moi. Il fallait que je m’en aille. Il fallait que je rompe avec l’homme que j’avais choisi. Penses-tu que j’ai quitté Dybenko sans chagrin ? Tant d’années pour me consoler de notre rupture. Tant d’années… Et suis-je vraiment consolée…
Pavel Dybenko ? Ce paysan, chef des matelots de la Baltique, que la bourgeoise Kollantaï épousa en 1918 pour se donner, disaient ses ennemis, un certificat de conformité prolétarienne. Avait-elle aimé à ce point Dybenko, de dix-sept ans son cadet ? Fred avait rencontré de temps à autre ce bel homme que le Parti considérait comme un héros. Toutefois, Alexandra et Pavel habitaient peu ensemble, accaparés l’un et l’autre par leur activité politique.
— Ils ont fusillé Dybenko, reprit Alexandra. Fusillé ! Lui, l’irréprochable ! Je sais que tu penses mal, mon petit Fred. Je sais que tu es notre ennemi. Mais j’ai accepté de te revoir parce qu’ils sont devenus fous, là-bas, au Kremlin. Je ne leur pardonnerai jamais d’avoir tué Dybenko.
— Galina ?
— Elle a suivi Kamenev dans sa chute, évidemment. Mais on l’a seulement déportée. Comme tant d’autres. La Sibérie se peuple.
— Alexis ?
— Ton fils ? Quel âge aurait-il ?
— Dix-sept ans.
— Sans doute dans une école où le dressage est parfait. Heureusement que je lui ai épargné l’atavisme d’une mère bagnarde et d’un père trotskiste.
— Je ne suis pas trotskiste.
— Bah ! Vous êtes tous trotskistes ! C’est une maladie qui vaut bien celle du Géorgien. En tout cas, tant que durera mon ambassade en Suède, Trotski n’y mettra pas les pieds. J’ai obtenu qu’on lui refuse son visa d’entrée ici, à ce maudit intrigant. S’il avait gagné contre Staline, c’est lui qui, aujourd’hui, serait le grand dictateur. Staline se contente de récolter ce que Trotski sema.
Fred n’était pas accouru près d’Alexandra Kollontaï pour discuter de Staline et de Trotski. Et s’il voulait lancer en France une campagne dans la perspective des théories de la Kollontaï, il ne lui était pas indispensable de la rencontrer puisqu’il avait traduit, pour lui-même, tous ses écrits. Mais cette tâche n’était en fait qu’un prétexte pour rejoindre la grande dame de la Révolution, pour scruter son regard, entendre sa voix. Dans l’état dépressif où il se trouvait après les événements d’Espagne, il ressentait le besoin de se revigorer. À peine avait-il revu Alexandra qu’une exaltation le transportait.
Alexandra non plus n’avait pas envie de parler politique avec Fred. Elle l’interrogeait sur ses amours, sur sa manière de vivre. Il lui raconta son mariage avec Claudine, ses deux enfants, son travail d’ajusteur aux usines Renault.
— Tu n’aurais pas dû quitter ton métier. C’est là que se trouve ta vérité. Tout le reste n’est qu’imposture. Après la mort de Lénine, alors que j’étais ambassadeur à l’étranger, Zinoviev et Trotski montèrent une campagne de presse contre moi, m’accusant d’inciter les jeunes gens à la débauche et de ne pas comprendre le rôle de la famille prolétarienne. On qualifiait mes idées de « bassement animales ». Alors que je me suis toujours élevée contre les expériences émotionnelles stériles, que j’ai toujours placé le désir amoureux après le travail, que j’ai toujours souligné que le travail est le but principal de l’existence. J’ai montré dans mes livres un type de femme moderne, libérée de toutes les contraintes de la maternité et de la sexualité, mais je suis loin d’accéder à cette perfection. L’amour, dans toutes ses déceptions, ses tragédies, ses quêtes éternelles de bonheur parfait, a joué un trop grand rôle dans ma vie. Une dépense inutile d’une énergie et d’un temps précieux, finalement tout à fait méprisable.
— Ne médis pas de l’amour, Alexandra. La libération de la femme ne doit pas conduire à l’enchaîner au travail, mais à développer toutes ses facultés créatrices.
— La libération de la femme passe d’abord par son entrée dans le monde du travail salarié, par sa prolétarisation, par son intégration dans tous les secteurs dévolus traditionnellement aux hommes, par exemple l’armée, la police ; par la prise en charge des enfants par l’État pour la soulager du fardeau de la maternité…
— Quand tu étais ministre, la libération de la femme avança, grâce
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