La mémoire des vaincus
ans, Fred, mais tu es un homme. Tu seras bientôt père de famille. Il te faut choisir. Tu as vécu jusqu’à présent comme un enfant. L’enfance, c’est fini. Elle finit très tôt pour nous. Trop tôt sans doute. C’est ainsi. Ne me dis rien, Fred, réfléchis. Je ne te garderai pas à la librairie. Ce ne serait pas te rendre service. Nous avons passé malgré tout un bon moment ensemble.
Comme Fred restait silencieux, un peu abasourdi par ce discours inattendu, Delesalle le prit par le menton, le força à le regarder et lui dit, très triste :
— Ce n’est pas que je ne veuille plus de ta compagnie, Fred. J’aimerais bien et Léona aussi. Mais ce serait égoïste de notre part.
Puis il fit volte-face, très vite, et disparut dans le couloir obscur.
Contrairement à ce que pensait Fred, Vsevolod Eichenbaum approuva la proposition de Delesalle. Fred entra donc comme apprenti ajusteur dans une usine d’appareils de précision. Germinal était né. Comme Flora se plaisait beaucoup dans la compagnie de Rirette, qui l’avait tant assistée dans sa grossesse et pour l’accouchement, les deux enfants (disons plutôt, maintenant, les deux parents) réintégrèrent Belleville. Puisque Rirette vivait seule, en attendant la libération de Victor, ils n’occupèrent plus la cabane au fond du jardin ; Rirette leur laissant la disposition d’une pièce de son logement.
Fred passait ses journées à l’usine. Le soir, il continuait à étudier le russe. Parfois, Eichenbaum venait jusqu’à la rue Fessart. Rirette d’ailleurs le connaissait et le tutoyait, ce qui paraissait choquant à Fred, habitué à l’entendre vouvoyer Victor. Eichenbaum apportait avec lui des nouvelles du monde entier, voire de simples nouvelles de Paris, du Paris des beaux quartiers, si lointains, mais où se déroulaient toujours de bien curieuses choses. Comme ce jour de février 1914 où, de la gare de Lyon à l’église Saint-Augustin, cent mille personnes suivirent les obsèques du président de la Ligue des patriotes, Paul Déroulède.
— Place de la Concorde, dit Eichenbaum, la statue de Strasbourg était drapée de voiles noirs. La foule s’est arrêtée devant cette veuve. Il est monté alors du cortège un murmure, qui s’est enflé, qui a grondé comme le tonnerre. C’est la voix de la guerre, mes amis. Ce défilé, c’est l’avant-garde des armées en marche.
C’était le 3 février. Le 31 juillet, Raoul Villain assassinait Jaurès. Le 1 er août, la mobilisation générale était décrétée.
Dès le début de la guerre, il se produisit chez les anarchistes, aussi bien que chez les socialistes, un retournement qui stupéfia Eichenbaum : tous, ou presque tous, abandonnant leur pacifisme viscéral, devinrent bellicistes.
Le Russe n’en revenait pas.
— La contagion cocardière, disait-il, atteint même Delesalle. Il croit que se déclenche la bataille entre l’esprit libertaire latin et l’autoritarisme germanique. Proudhon contre Marx. A-t-on jamais entendu pareille ânerie ! Poincaré, en faisant la guerre au Kaiser, n’aurait d’autre objectif que de combattre le marxisme ! Le pire c’est que, de Londres, Kropotkine lui-même lance des appels au combat. Le patriarche se glisse dans la peau de Danton. « La bravoure des armées belge et française est adorable », oui, le mot est exact, il a osé dire « adorable ». C’est de la démence. Et Jean Grave, le doux Jean Grave, qui de sa mansarde de la rue Mouffetard n’avait donné jusqu’ici que des leçons de sagesse, le voici jacobin. Il veut sauver ce qu’il appelle « la tradition démocratique et révolutionnaire française ». Et s’il n’y avait qu’eux ! Mais chez mes compatriotes, tous les réfugiés russes de la rue de la Reine-Blanche, aussi bien que les mencheviks, que les socialistes révolutionnaires, tous prêchent la croisade contre les Huns. Nous sommes déshonorés !
Fred eut bien du mal à ne pas céder, lui aussi, à l’hystérie cocardière qui mettait Paris en fête. Les soldats partaient en chantant de la gare de l’Est, une fleur plantée dans le canon de leur fusil. Les femmes, toutes les femmes, des bourgeoises aux ouvrières, levaient à bout de bras leur enfant qu’elles offraient à la patrie. Les ouvriers se réjouissaient que Léon Jouhaux, leader de la C.G.T., se retrouve dans l’Union sacrée au côté du préfet de police Lépine et de Charles Maurras de L’Action française. Fred en
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