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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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sûr, sans indemnités, Fred Barthélemy rejoignit Claudine qui l’attendait à Billancourt. Il ne lui fut pas difficile d’obtenir un poste d’ajusteur, mais la dictature exercée par la C.G.T. communiste, désormais syndicat unique et omnipotent, le chassait d’une usine à l’autre. Coincé, entre les patrons qui expulsaient les agitateurs, et la C.G.T. qui veillait à écarter tout débordement sur sa gauche, Fred passait d’emploi en emploi. L’heure n’était pas rose pour les libertaires (rares), les trotskistes (discrets), les socialistes de gauche (désemparés). Le « parti des fusillés » les désignait communément tous les trois comme « social-flics », ce qui évitait tout débat.
    Fred retrouvait à Paris l’ambiance de Moscou et de Barcelone. Une ambiance de suspicion, de délations, de règlements de comptes. Staline, coiffé de sa casquette militaire, fascinait toute la gauche. Une véritable terreur stalinienne stérilisait l’intelligentsia européenne. Et si certains osaient réagir, tel cet Arthur Kœstler, transfuge du Komintern comme Barthélemy, l’intimidation se mettait en marche. Jacques Duclos, en tête d’une délégation, n’était-il pas allé lui-même chez l’éditeur Calmann-Lévy, exigeant la non-publication du Zéro et l’infini  !
    Je remarquais que Fred Barthélemy et ses amis n’appelaient jamais le parti communiste (qui s’enorgueillissait d’être « le parti des fusillés ») que « le parti des fusilleurs ». Comme je me montrais un jour agacé par ce jeu de mots un peu facile, Lecoin me dit :
    — Écoute, petit, puisque tu nous parles si souvent de la Commune de Paris, songe aux versaillais. Ils m’ont toujours paru extrêmement bas et sanguinaires. Mais ce n’étaient que des bourgeois ! Je croyais que ceux de ma classe, la classe des pauvres, ne commettraient jamais des actions aussi infâmes. Ils les ont commises ! Cent mille êtres humains sommairement exécutés… On n’a pas jugé, on s’est vengé.
    Cher Louis Lecoin (pour l’instant court-circuité, rangé des voitures), je devais beaucoup le fréquenter plus tard, au temps de sa croisade en faveur des objecteurs de conscience. Contrairement à Fred, il n’était pas resté à Gurs. Déporté au Sahara, avec cinq cents autres « fortes têtes », on l’assigna au cassage des cailloux à Sidi-bel-Abbès. Comme Fred, les années d’internement l’avaient sonné.
    Tous les deux ruminaient leur déconvenue. Armand, lui, ricanait. Il me paraissait déjà très vieux, avec son bonnet de laine enfoncé sur les oreilles, engoncé dans un tas de vêtements superposés. Armand représentait la tendance de l’anarchisme individualiste. Pour lui, Barthélemy et Lecoin étaient de dangereux déviationnistes qu’il traitait parfois de politicards. Il me mettait en garde contre ce qu’il appelait le romantisme de Lecoin et m’exhortait à ne pas suivre Barthélemy dans ses « imbécillités ».
    — N’oublie jamais qu’il a été un rallié.
    — Un rallié ?
    — Oui, un rallié aux bolchos. Il s’en mord les doigts. Seulement, c’est à cause des ralliés que l’anarchisme est mort en Russie et qu’il meurt en France. Tiens, tu liras ça chez toi.
    Il me tendit une feuille imprimée, reproduite d’après sa revue L’En Dehors et datée de novembre 1923. Il s’agissait d’une réponse au Manifeste des ralliés, ces anarchistes russes qui crurent bon de joindre leurs forces à celles des bolcheviks. Tout cela me semblait bien loin. Mais la qualité du ton de ce contre-manifeste me retint. C’est un texte peu connu, qu’il serait dommage de perdre. Le voici :
    « Les citoyens ralliés me permettront bien de leur faire observer qu’ils auraient pu attendre que soient refroidis les cadavres ou fermées les plaies de ceux de leurs anciens compagnons d’idées fusillés ou torturés par la police de sûreté communiste. Le foin du râtelier bolcheviste est-il si appétissant qu’il annihile toute retenue ? Ce manifeste est un geste qui manque de noblesse à l’heure où paraît un nouveau code criminel russe renfermant des articles destinés à la punition du délit de propagande anarchiste, articles qui ne le cèdent en rien aux lois scélérates de nos sociétés capitalistes. Pour pressés qu’ils fussent de participer à la curée, les ralliés auraient pu choisir un moment autre. »
    Quelle lucidité ! Mais elle n’empêchait que le septuagénaire

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