Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
qui suivit, Fred m’invita à déjeuner à Billancourt et que j’y connus Claudine, dont j’ignorais l’existence. Je croyais que Fred habitait seul, dans une chambre de bonne du quartier Maubert. C’était vrai, mais cela ne l’empêchait pas de poursuivre de bonnes relations avec Claudine et leurs deux enfants.
    Du temps où Fred était interné à Gurs, Claudine obtint un emploi chez Renault. Elle le conservait. Je découvris avec plaisir Mariette et Louis. Vingt et un et dix-neuf ans, des âges proches du mien. Ils me parlèrent abondamment des Auberges de la Jeunesse, dont ils étaient des adeptes enthousiastes. L’un et l’autre ne ressemblaient ni à Fred, ni à Germinal. Avec ses yeux noisette, Mariette se rapprochait de sa mère et Louis, on ne sait de quel lointain parent.
    Là encore, je fus surpris d’entrer dans l’intimité de Fred Barthélemy, tout à coup, comme ça, sans crier gare. J’essayais de l’imaginer époux de la douce Claudine, dont l’accueil contrastait tant avec celui de Flora. Elle avait préparé un repas tout simple, me recevant comme l’ami de ses enfants, que je n’étais pas encore. Eux aussi montraient le même naturel, la même amabilité que leur mère. Comme je connaissais mal les Auberges de la Jeunesse, ils voulurent absolument me convaincre de les accompagner un week-end, se proposèrent de m’inscrire d’urgence, d’effectuer toutes les démarches pour que je devienne ajiste au plus tôt.
    Le soir, je retournai à Paris en compagnie de Fred, enchanté de ce dimanche. Que Fred m’encourage à suivre ses enfants dans les A.J. m’étonna :
    — C’est là que s’incarne aujourd’hui le véritable esprit libertaire, me dit-il. Les choses changent, les lieux où souffle l’esprit se déplacent. Je t’ai conduit quai de Valmy parce que je voulais que tu découvres les structures de l’organisation. Il faut aussi des structures. Mais l’esprit s’envole et va parfois ailleurs. Il importe de ne pas perdre sa trace. Tu penses que Germinal continue mon combat. C’est vrai et ce n’est pas tout à fait vrai. En réalité, Mariette et Louis sont beaucoup plus dans la vérité. Germinal reste trop lié aux Espagnols. Je retrouve chez lui, chez sa compagne, chez ses camarades, la même mentalité qui figeait Makhno et Voline : le romantisme de l’exil. Ils n’admettent pas que leur guerre est finie, qu’ils ne reconquerront pas l’Espagne d’avant Franco. Le temps est le plus grand ennemi de l’exilé. Le temps et l’oubli. Heureux Durruti, heureux Nin, heureux Pestaña, morts avant d’avoir su la victoire de Franco ! Heureux les morts qui ne connaissent pas le pourrissement de l’exil ! Je sais ton amitié pour Germinal, un type épatant, mais déjà, comme moi, un homme du passé ; comme Lecoin, comme Armand. La boutique du quai de Valmy, c’est aussi le passé. La liberté s’exprime maintenant par la nature, dans la vie naturelle. J’écoute Mariette et Louis avec beaucoup d’attention. Ils n’imaginent pas qu’eux et leurs copains sont les vrais libertaires, les nouveaux libertaires. Ils me parlent de la gestion directe de leurs Auberges, de leur Père Aub, de leur Mère Aub, qui ressemblent tant aux Mères qui accueillaient les compagnons du Tour de France. Ils me racontent les veillées autour des feux de bois, leurs dialogues, leurs chansons, leurs nouveaux maîtres à penser : Giono, Prévert… Oui, c’est là que souffle notre esprit. Accompagne-les, puisqu’ils t’invitent.
    Je suivis Mariette et Louis pendant quelques week-ends et me lassai vite de cette euphorie à la chlorophylle. Il est bien vrai que les Auberges de la Jeunesse, dans ces années idéologiquement étouffantes qui succédèrent à la Libération, représentaient une bouffée d’air pur, un lieu de libre discussion ; que les notions de paix, de liberté, d’égalité, de fraternité, de non-conformisme s’y réfugiaient. Il est bien vrai que l’avenir s’édifiait là, plus qu’au quai de Valmy. Mais les bords du canal Saint-Martin avaient pour moi un attrait bien plus grand que les futaies de la forêt de Fontainebleau. Et le passé qu’exprimaient Fred et Germinal me fascinait. Si bien que, du quai de la Tournelle au quai de Valmy, mon itinéraire variait peu. La boutique du siège de la F.A. était misérable. Mais sur les rayonnages de bois blanc s’amoncelait une profusion de livres. Les journaux s’empilaient sur une table, près de la

Weitere Kostenlose Bücher