La mémoire des vaincus
Armand me donnait l’impression d’être un raseur. La lucidité brille souvent d’une lumière trop crue. Combien plus troublants la pénombre de l’ambiguïté, les méandres des contradictions ! Fred Barthélemy m’intriguait. Son passé, que peu à peu je découvrais, m’éblouissait. La révolution d’Octobre, la guerre d’Espagne, quel prodigieux témoin !
Le jour où il m’emmena quai de Valmy, au siège de la Fédération anarchiste, je fus définitivement conquis. D’autant plus que j’y rencontrai Germinal et que celui-ci m’invita peu après à lui rendre visite dans le petit logement qu’il partageait avec une réfugiée espagnole. Il me présenta, très fier, leur fils qu’ils appelaient, en toute logique, Floréal.
Comme Germinal n’avait que trente-trois ans, qu’il offrait un naturel affable, une bonne camaraderie s’établit très vite entre nous. Si Fred Barthélemy m’introduisait dans le mouvement libertaire, Germinal y devint mon guide. Il fréquentait à la fois le 145, quai de Valmy et la rue de la Douane, où se trouvait la permanence de la C.N.T. en exil. En réalité, dans cette après-guerre où le parti communiste s’annexait tous les bénéfices de la Résistance et de la Libération, la F.A. (qui succédait à l’U.A. d’avant-guerre) se contentait de vivoter. Seuls les anarchistes espagnols formaient un clan dur et enthousiaste. La guerre d’Espagne, qu’ils prétendaient continuer (et dont les internements dans les camps français ne leur semblaient qu’un épisode), la participation de nombre d’entre eux aux maquis français, la présence des leaders qui les accompagnaient dans l’exil (notamment Federica Montseny), concouraient à propulser la C.N.T. et la F.A.I., désormais moteurs du mouvement libertaire international. Germinal, qui avait participé à la Résistance avec un groupe d’exilés de Barcelone, assurait le lien entre la F.A. et la F.A.I. Mais je voyais bien qu’il se sentait plus à l’aise parmi les Espagnols qu’avec les Français.
Sa carrure, sa force, étaient légendaires. Toutes sortes d’anecdotes illustraient ses exploits dans le maquis. Sa dernière performance datait du 1 er mai 1946 où les anars, en queue du défilé, furent matraqués par les cocos sous l’œil indifférent de la police. Germinal, se servant de la hampe de son drapeau rouge et noir, assomma une vingtaine d’agresseurs. Les autres ne demandèrent pas leur reste.
Comme nous fûmes assez vite inséparables, tout le monde s’amusait de notre différence de gabarit. Lui-même en jouait, me saisissant de temps en temps par la taille et, me brandissant au-dessus de sa tête, criait : « Petit moujik ! Petit moujik ! » Cette plaisanterie l’égayait beaucoup. Moi, infiniment moins. Mais on aurait tout pardonné à Germinal, tellement étaient contagieux sa bonne humeur, son entrain et l’innocence de son rire.
Il témoignait à son père une attention et une affection extrêmes. Cette mise à l’écart de Fred Barthélemy, la propension que ce dernier marquait à vivre retiré, s’excluant lui-même de toute activité militante par masochisme, comme s’il voulait accentuer le rejet dont il était l’objet, Germinal l’atténuait par une activité un peu brouillonne. Il courait de l’étal de bouquiniste du quai de la Tournelle au bureau du Libertaire quai de Valmy, comme s’il était porteur d’une mission. Il déchargeait Fred de toutes les tâches obscures et indispensables : la distribution des tracts, le collage des affiches, la présence active dans les réunions, la vente des journaux à la sauvette, l’astreinte des permanences. Il l’excusait ainsi de ne pas se trouver là, disant qu’il le représentait. L’amitié qu’il m’accordait semblait aussi un prolongement de l’intérêt que me manifestait Fred. Ce dernier m’avait présenté à ses amis, recommandé quai de Valmy. Germinal prenait le relais. Il alla même plus loin puisqu’il m’introduisit dans l’intimité de son père. Il ne pouvait pas pressentir que le jeune homme qu’il accueillait avec tant de générosité deviendrait un jour le biographe de Fred Barthélemy et, pourtant, il agissait comme s’il en eût eu la prescience. Tout simplement, c’était un être généreux. De plus, il plaçait son père si haut qu’il considérait que tout ce qui concernait celui-ci méritait d’être connu.
— T’a-t-il parlé de
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