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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Flora ?
    — Flora ?
    — Oui, ma mère. Comment, il ne t’a pas parlé de Flora ?
    Germinal s’offusqua. Je ne comprenais pas pourquoi j’aurais dû savoir l’existence de cette femme. Il insista :
    — C’est curieux, tout de même, qu’il ne t’en ait rien dit. Toi qui aimes la peinture moderne…
    Il m’emmena voir Flora. Mais Flora, bien sûr, je la connaissais de réputation. Qui n’en avait entendu parler, dans ce petit milieu qui s’intéressait à l’histoire de l’art contemporain puisqu’elle tenait une galerie de tableaux rue de Seine, où l’on contemplait les plus beaux Soutine, les Chagall de la meilleure époque et d’admirables Baskine (dont on savait qu’elle avait été l’égérie) ?
    Flora appartenait déjà au légendaire de l’École de Paris et tous les ouvrages sur la peinture des années 30 l’évoquaient. Qu’une personne aussi illustre soit mêlée au passé de Fred Barthélemy, qu’elle soit, de surcroît, la mère de Germinal, me stupéfia. Je la croyais très âgée puisqu’elle s’intégrait à une génération d’artistes sinon classiques, en tout cas classés. Ma surprise fut grande de rencontrer un petit bout de femme, qui n’approchait que de la cinquantaine et qui conservait des « années folles » la mode des cheveux coupés à la garçonne, un maquillage d’opérette et un tailleur façon Chanel. Le luxe de la galerie, la fortune que représentaient les tableaux accrochés sur les murs tendus de velours grenat, renvoyaient si brutalement à l’image du clochardisant bouquiniste du quai de la Tournelle, qu’imaginer une liaison amoureuse entre deux êtres si dissemblables ne paraissait pas crédible. Pourtant, tout cela était vrai, comme je devais le découvrir peu à peu, à travers les souvenirs de Germinal, les confidences réticentes de Fred et surtout les récits colorés et truculents de Flora, à partir du moment où elle m’admit dans son cénacle. Sans l’apport de Flora, ce livre n’existerait pas.
    Toutefois, ma première rencontre avec Flora fut brève. Elle me reçut avec beaucoup de désinvolture. J’appris plus tard que sa manière cavalière de traiter ses visiteurs cachait de fines blessures ; comme la vulgarité de son langage masquait une sensibilité sur laquelle elle posait une carapace. Elle me tutoya d’emblée, sous prétexte de mon jeune âge, et attaqua Fred Barthélemy avec entrain :
    — Ben mon coco, tu peux te vanter d’avoir de la veine ! Tomber sous la protection de Fred, comme ça, dès ses débuts dans la vie, voilà qui te mènera loin. Tu vois où ça l’a mené, lui, ses conneries ! Il regarde les chalands qui passent, qui passent et ne s’arrêtent pas. Les chalands… non, pas les bateaux, les clients, quoi ! Moi, il me suffit d’un client par mois et je bouffe du caviar. Lui, la pauvre cloche, faut qu’il rame pour se payer un casse-croûte au troquet du coin. T’as vu sa dégaine ? Je ne veux plus de lui ici. Il chasse mes michetons. C’est pus un homme, c’est un épouvantail !
    — Laisse-la se défouler, dit Germinal. Ils se feront des scènes toute leur vie. Seulement, ils ne peuvent pas se priver l’un de l’autre.
    Flora s’indigna :
    — Comment ! Mais je me suis dispensée de lui toute ma vie ! C’est un copain d’enfance, un point c’est tout.
    — C’est mon père, corrigea Germinal.
    Elle me montra Germinal en pointant sa jolie main de fillette.
    — Tu vois, celui-là, ce vieil enfant que nous avons eu quand nous étions petits. L’inconscience, quoi ! Pour notre honte, il n’a cessé de grandir. Et il n’arrête pas de nous embêter, allant de l’un à l’autre, comme ça, pour qu’on ne s’oublie pas. Sans Germinal, il y a longtemps que je l’aurais largué, ton Fred à la manque.
    Puis, s’adressant, courroucée, à son fils :
    — Et voilà que maintenant tu m’amènes un nouveau loustic. Non, remballe tes frusques. Moi j’en ai ma claque de tes manigances. Que veux-tu que j’en fasse, de ton petit copain ? On vient lui montrer Flora, la Flora de Fred… C’est pas un zoo, ici. Tu veux que je lui montre mes fesses, pendant que tu y es ?
    — Viens, me dit Germinal. De temps en temps, elle déconne.
     
    De cette première entrevue avec Flora, je gardai longtemps une impression de gêne, la sensation désagréable de m’introduire dans un secteur privé de la vie de Fred Barthélemy. Le plus étrange, c’est que dans la semaine

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