La mémoire des vaincus
caisse où un permanent somnolent surveillait théoriquement le local. Beaucoup de jeunes de mon âge le fréquentaient. Ouvriers pour la plupart, ils contrastaient avec les plus vieux militants, artisans ou correcteurs d’imprimerie. Pratiquement, aucun intellectuel n’apparaissait dans la cambuse, puisque tous posaient au garde-à-vous devant les caciques du parti communiste, le petit doigt sur la couture du pantalon. Certains, lorsqu’ils seront exclus, ne sachant où traîner leurs guêtres, passeront brièvement parmi nous, avant de rejoindre les trotskistes parmi lesquels ils se sentiront moins dépaysés. J’aimais l’ambiance sinistre du canal Saint-Martin, les vieux ponts métalliques, les chalands transportant du charbon, les boutiques des bougnats. J’aimais les réunions rue de Lancry, sur le chemin de la place de la République. On y voyait beaucoup de pantalons de velours de terrassiers, des bleus de travail qui sortaient de la blanchisserie, des casquettes à pont. On se serait cru dans un roman d’Eugène Dabit, ce qui n’était pas pour me déplaire. Je retrouvais souvent Germinal rue de la Douane, tout en bas du canal, au siège de la C.N.T. Comme Fred donnait de temps en temps un article au Libertaire, il m’arrivait d’aller l’attendre à l’imprimerie du Croissant. On terminait la soirée avec des compagnons, juste en face, dans le bistrot où Jaurès avait été assassiné.
De mes premières années dans cette mouvance libertaire je conserve un souvenir attendri.
Ah ! j’oubliais ! Le canal Saint-Martin n’était pas le seul lieu qui m’attirait. Je me rendais souvent, aussi, rue de Seine, dans la galerie de Flora qui, devant mon insistance, avait fini, en maugréant, par m’adopter.
Oublier Flora, quelle hypocrisie ! Flora, inoubliable ! La manière dont elle m’avait rembarré, la façon dont elle parlait de Fred Barthélemy, auraient dû me faire passer l’envie de la revoir. Il eût été plus naturel que je m’empresse auprès de Mariette dont les jolis yeux noisette me regardaient parfois avec insistance. Suivre Mariette et Louis dans leurs randonnées champêtres, en short de toile et sac au dos, dans une joyeuse ambiance décontractée, oui, c’est cela qui eût été naturel pour mon âge et non pas m’obstiner à stationner trop longtemps dans cette galerie de la rue de Seine, devant des portraits de femmes aux yeux cernés, aux lèvres épaisses et trop rouges, comme des blessures saignantes.
D’abord Flora affecta de ne pas me reconnaître. Peut-être, d’ailleurs, ne me reconnaissait-elle pas ? Quelle importance pouvait-elle bien prêter à un jeune homme mal fagoté, alors qu’un gratin de nouveaux riches fréquentait sa galerie. L’argent mal acquis, l’argent des bénéfices de guerre inavouables, s’échangeait dans cette boutique de luxe contre des peintures qui, toutes, avaient été conçues vingt ans auparavant par des artistes faméliques et désespérés dont ces couleurs, presque insoutenables, reflétaient les obsessions. Ces œuvres, que je revois aujourd’hui, éparpillées dans les grands musées d’Europe et d’Amérique, alors confinées dans un aussi petit espace, éclairées par des lampes électriques un peu trop faibles, donnaient à ce local sombre une ambiance délétère. Flora se tenait toujours au fond, assise dans un fauteuil blanc, vêtue de noir, ce qui mettait en relief la blondeur de sa chevelure et ses yeux bleus. Elle pinçait entre ses doigts un long fume-cigarette et s’amusait à dessiner des volutes avec la fumée, observant, derrière ce petit nuage, les visiteurs qui contemplaient les tableaux. Très souvent, de beaux jeunes hommes l’entouraient, à ses pieds. Peut-être restaient-ils debout, mais le souvenir que j’en ai les présente à ses pieds, à genoux ou quelque chose de ce genre. Bien sûr, je les enviais, je les jalousais. Je savais que Flora avait l’âge d’être ma mère. Je le savais, mais qu’importe ! Flora ressemblait si peu à ma mère, si peu à une mère. Je trouvais qu’elle était le sosie de Louise Brooks et j’avais punaisé dans ma chambre d’hôtel, face à mon lit, une photo de l’actrice, découpée dans un magazine, assise elle aussi dans un fauteuil, avançant ses belles jambes provocantes, vêtue d’une robe de Patou.
Un jour Flora daigna m’apercevoir. Nous étions seuls. Elle vint vers moi, toujours aussi souveraine malgré sa petite taille et me dit en me
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