La mémoire des vaincus
montrant le plancher :
— Je m’absente pendant une heure. Tu restes là, comme un chien.
Elle m’accordait enfin une place. Elle m’apercevait. Elle m’eût demandé d’aboyer que je l’aurais fait. Mais non, Flora se laissait aller à des rosseries incroyables et puis, d’autres fois elle changeait d’humeur, devenait enjouée, amusante, affectueuse. Ce jour-là, justement, lorsqu’elle réapparut, elle me passa une main satinée sur la nuque, comme une caresse.
— Bon, ça va, me dit-elle. Je t’enlève ta laisse. Maintenant tu peux gambader.
Nos relations demeurèrent toujours entrecoupées de douches froides. Je ne savais jamais comment je serais accueilli lorsque je tournais le bec-de-cane de la porte. Parfois c’était :
— Quoi ! Encore toi ! Quel pot de colle !
Il arrivait que l’accueil fût plus agréable :
— Alors, mon coco, on vient me donner un coup de main ? Tiens, justement, veux-tu porter ce pli urgent à…
Le pire advenait lorsqu’elle affectait de ne pas me voir et qu’elle minaudait au milieu de ses bellâtres.
Puis elle s’habitua à ma présence. Ou je m’habituai à son humeur. Toujours est-il qu’elle finit par ne plus me traiter comme un chien et qu’elle me parla. Parfois, le soir, vers sept heures elle commandait deux tasses de thé au bistrot voisin, qui nous étaient livrées par un serveur maussade, et fermait boutique. Ah ! ces moments d’intimité dans la demi-pénombre, car elle éteignait toutes les lumières qui éclairaient les tableaux. C’est Flora qui m’a transmis le goût du thé, l’envie du thé lorsque le jour tombe, que je n’ai jamais perdu. Flora, pour moi seul, et qui ne me parlait que de Fred Barthélemy. Tout ce que je sais de leurs années vagabondes, de leur amour passionné, me vient de ces fins d’après-midi dans la galerie de la rue de Seine. En réalité, ce n’est pas moi qu’elle invitait, mais Fred. C’est à Fred qu’elle parlait. Je n’étais que la substitution, la doublure. J’écoutais. Ravi.
Fred ne prononçait jamais le nom de Flora. Je lui relatai nos rencontres et lui fis quelques allusions à ses confidences sur leur enfance à Belleville.
— T’a-t-elle causé de Delesalle ?
— Non.
— Elle omet toujours le plus important. Mon pauvre vieil ami, mon vrai père, se meurt.
Delesalle, pour moi, n’était qu’un moment de l’histoire du mouvement ouvrier. Je le croyais mort depuis longtemps.
Quelques semaines plus tard, Fred me pria de l’accompagner au Père-Lachaise pour l’incinération du corps de Paul Delesalle. Nous étions bien peu nombreux en compagnie de Léona. Maitron, Dommanget, le président du Syndicat de la Librairie. Fred insista pour que l’on attende les délégations ouvrières. Comme elles n’arrivaient pas, le cercueil fut porté au crématorium.
Je reconduisis Fred Barthélemy quai de la Tournelle. Très pâle, encore plus vieilli prématurément que d’habitude.
— Ils ne sont pas venus, me répétait-il. Ils ne sont pas venus ! Jouhaux a trop de rancune. Il ne sait pas pardonner…
— Pardonner quoi ?
— Delesalle lui avait donné ce qualificatif, qui lui convient si bien : « Un gars qu’a mal tourné. » Mais ils n’ont quand même pas tous mal tourné. Ils auraient dû venir, malgré Jouhaux. Non, tu te rends compte, Delesalle oublié par les syndicats !
Comme je l’aidais à ouvrir ses boîtes de bouquiniste, il me prit par l’épaule et me demanda de lui promettre que, lui aussi, irait post mortem au crématorium du Père-Lachaise.
— Germinal observera tout ce que vous souhaiterez. Et Mariette…
— Oui, oui… On ne sait jamais. Tu leur rappelleras. Tu me trouves idiot, hein ! Qu’importe ma charogne ! Mais au columbarium du Père-Lachaise, j’aimerais bien rejoindre Delesalle et Makhno et Voline. Toute ma famille est là-bas, réduite en cendres. Tu me réserveras une case, pas trop loin de celle de Delesalle. Delesalle, c’est le numéro 14942.
À partir des obsèques de Paul Delesalle, Fred Barthélemy s’enferma dans une solitude hautaine. Il cessa totalement d’écrire, même dans Le Libertaire. Une autre mort le troubla. Elle ne l’affecta pas comme celle de Delesalle, mais elle le troubla. Celle de Nicolas Berdiaeff, à Clamart. Berdiaeff et Prunier restèrent toujours pour lui une énigme. Il trouvait dans les écrits de Berdiaeff des analyses du pouvoir, de l’État, d’une lucidité et d’une
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