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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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rigueur stupéfiantes. Mais le mysticisme du philosophe russe le déroutait. Comme tous les anarchistes, il se méfiait de ce qui revêtait une allure religieuse et même spiritualiste. N’empêche qu’il me fit découvrir Berdiaeff et que cette lecture demeure l’une de celles qui m’ont le plus marqué.
    L’affaire Kravchenko réveilla un peu Fred Barthélemy de sa torpeur. On se souvient que ce haut fonctionnaire russe, en mission à Washington, avait « choisi la liberté » et publié sous ce titre en 1947 un livre qui déchaîna une avalanche d’injures, de sarcasmes, de mensonges et de calomnies. La mode restait à l’admiration de tout ce qui était moscovite. Remettre en cause les plans quinquennaux, la collectivisation agricole, le socialisme patriotique, quelle impudeur ! Toute l’intelligentsia occidentale considéra l’ouvrage comme une monstruosité, à l’évidence l’œuvre de la C.I.A. Sur plainte de Kravchenko, qui tenait à prouver son existence, sérieusement mise en doute, un procès en diffamation s’ouvrit à Paris.
    L’arrivée de Kravchenko suscita un meeting à la Mutualité titré : « Kravchenko contre la France. » Rien que ça ! Un Russe dénonçait les camps de concentration soviétiques, entre autres joyeusetés bolcheviques, ces camps sur lesquels on observait un silence pudique, et on l’accusait d’être « contre la France » ! Pas si vite, messieurs, pas si vite ! Si le parti communiste obtenait 28,6 % des voix, s’il avait compté des ministres au gouvernement, il n’avalait pas encore toute la France ! Il faut bien dire qu’à écouter les intellectuels venus à la rescousse pour attaquer Kravchenko, on avait l’impression que c’était accompli, que la France soviétisée avait le droit, elle aussi, d’accéder au rôle de satellite, comme la Pologne. L’ineffable Garaudy se retrouvait aux côtés du doyen de Canterbury et de Joliot-Curie, parmi les défenseurs « inconditionnels » de l’U.R.S.S. Quant à Vercors, il aurait mieux fait de s’en tenir au « silence de la mer », qui lui donna gloire et fortune, plutôt que de déclarer : « Kravchenko devrait connaître le même sort que les criminels de guerre. »
    Pas une seule personnalité de gauche, pas un seul libéral, pas un seul démocrate soi-disant chrétien, n’accepta de contrer les accusateurs de Kravchenko. Ses uniques témoins étaient des Ukrainiens, comme lui, et comme lui exilés, survivants de cette famine planifiée qui tua quatre à cinq millions d’entre eux, en 1933. Des Ukrainiens ! Fred Barthélemy y vit un dernier sursaut, ou une dernière tentative de revanche de la makhnovitchina. Mais qui se remémorait encore Makhno ?
    Tous les intellectuels illustres appelés à la barre proclamaient d’une seule voix l’inexistence des camps de concentration en U.R.S.S. C’est alors que s’avança une femme qui présentait la singularité d’avoir été déportée à la fois dans les camps bolcheviks et dans les camps nazis. Elle était, de surcroît, la veuve de Heinz Neumann, l’un des anciens chefs du parti communiste allemand, député au Reichstag, disparu à Moscou dans les caves de la Guépéou en 1937.
    Invraisemblable, l’histoire que raconta Margarete Buber-Neumann. On cria donc à la supercherie. Sa déposition, horrible, fut sans cesse coupée par les sarcasmes et les plaisanteries des amis de ses bourreaux pour lesquels le président du tribunal montrait beaucoup de considération. Comme Margarete Buber-Neumann avait fait une allusion à Erich Mühsam, que personne ne releva puisque pour tous ces beaux esprits l’auteur de Staatsräson était parfaitement inconnu, Fred Barthélemy chercha à joindre l’Allemande.
    Il n’avait pas rencontré Margarete Buber-Neumann à Moscou puisqu’elle ne s’y réfugia avec son mari, fuyant le nazisme, qu’en 1932. Parmi les copains de Germinal, un Autrichien, à la fois son compagnon d’armes dans la brigade Durruti et dans les maquis de la Résistance, servit d’intermédiaire et d’interprète.
    Comme Fred Barthélemy, Margarete Buber-Neumann détenait une mémoire politique fabuleuse. Malgré toutes ses aventures, elle restait encore étonnamment jeune. À deux ans près, elle avait le même âge que Fred. Alors que lui paraissait usé, cassé, Margarete déployait beaucoup de vivacité et même, aussi curieux que ce soit, d’optimisme. Elle se figurait que la vérité éclaterait au cours du

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