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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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bureaucratie) un invraisemblable branle-bas. Tous se sentaient en faute. Sans doute la plupart l’étaient-ils, du moins lorsqu’ils comparaient leur médiocrité à l’énergie bouillonnante de Zinoviev. Seul Fred restait calme et ce calme lui valait la sympathie instinctive de ce « géant de la Révolution » comme certains se complaisaient à l’appeler. La patience de Fred apaisait l’agitation de Zinoviev, qui sautait facilement de l’enthousiasme délirant à la déprime la plus absolue. L’échec de la Révolution hongroise menée par Bela Kun l’affecta à un tel point qu’il passa plusieurs jours en gémissant, affalé sur un divan. Fred le vit ainsi souvent dans son bureau, étendu sur ce canapé, malade de rage impuissante, de peur, d’irrésolution.
    Comme Lénine et Trotski, Zinoviev parlait parfaitement français. Il avait par contre une curieuse voix de petit garçon plus aiguë en français qu’en russe. Fred eût préféré converser en russe avec lui, pour éviter cette intonation de fausset, mais Zinoviev voulait absolument que leurs conversations se fassent en français, ce qui palliait d’éventuelles indiscrétions des secrétaires.
    La voix de Zinoviev l’empêchait d’être un grand orateur. Circonstance d’autant plus singulière qu’il bénéficiait du physique même du tribun. Une solide carrure, avec une tête large et une abondante chevelure bouclée. Il suppléait à sa carence oratoire par une extrême habileté lorsqu’il répondait aux oppositions. Fred assistait, médusé, à ses astuces démagogiques et à toutes les combinaisons qu’il ne cessait de manigancer, mû par une ambition extrême. Son emprise sur ses collaborateurs avait quelque chose de démoniaque. Fred, qui allait connaître peu à peu tous les dirigeants du Parti, considérera toujours Zinoviev comme le plus dangereux, le seul qui, parfois, l’effraiera.
    Paradoxalement, Zinoviev se prit d’une amitié de plus en plus grande pour Alfred Barthélemy. Il est vrai que Fred se lançait dans des initiatives qui ne pouvaient que lui être agréables, tressant un réseau européen de correspondants qui lui permettait de joindre les milieux libertaires et il envisageait d’inviter à Moscou pour le II e congrès de la III e Internationale des militants anarcho-syndicalistes aussi prestigieux que Delesalle, Monatte, Rosmer.
    Les informations que Fred diffusait en France soulignaient que la Révolution russe, bien que non anarchiste, n’en opérait pas moins une véritable mutation sociale ; que, malgré la prise du pouvoir par le parti bolchevik, la Révolution restait indéniablement de tendance libertaire ; de plus, l’intervention étrangère constituant un danger pour la République soviétique, les anarchistes s’interdisaient de faire chorus avec l’ennemi.
    Il en résulta à Paris des meetings anarchistes « contre l’intervention » ; des tracts : « Démobilisés, ne déposez pas vos armes ! » ; une dénonciation de la « paix impérialiste », du traité de Versailles (« traité de haine, de violence et de guerre »), de la Société des Nations qualifiée d’« assemblée de brigands ».
    Zinoviev exultait. Dans son enthousiasme, sa voix prenait des inflexions stridentes qui mettaient les nerfs de Fred à vif.
    — Bravo, camarade Barthélemy, bravissimo, chantonnait Zinoviev. Continuez ! Faites honte à cet imbécile de Radek qui n’arrive à rien en Allemagne.
    Changeant brusquement de ton et adoptant cet air persifleur que Fred détestait :
    — Vous avez tout intérêt, camarade Barthélemy, à ce que la révolution ne tarde pas à éclater en France, sinon vous ne reverrez jamais votre femme et votre enfant.
    — Pourquoi ? s’écria Fred, étonné que Zinoviev soit au courant de sa vie privée, dont il ne parlait à personne, sinon à Victor. Pourquoi, camarade Zinoviev ?
    — Vous, Sandoz, Prunier, tous les trois déserteurs, n’est-ce pas ? Tous les trois condamnés à mort par votre gouvernement. Vous êtes voués à devenir russes et soviétiques à perpétuité.
    Zinoviev riait aux éclats. Il reprit :
    — Sauf, bien sûr, si vous allumez la révolution en France. Alors c’est vous, mon petit Barthélemy, qui serez le Zinoviev français. Et vous aurez vous aussi votre Trotski sur le dos, le commissaire aux Armées Sandoz. Malheur ! Malheur ! On emporte partout ses puces avec soi, et ses poux.
    Il fourragea sa tignasse de ses mains

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