Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
surtout l’ouverture de plus en plus grande faite aux officiers tsaristes, Lénine volait au secours de l’attaqué. Il se penchait dans le vide, le bras tendu, prolongeant ainsi démesurément son corps. Sa voix devenait plus claire, plus vibrante, plus forte. Il avait l’art de remettre sur pied ses collaborateurs mal en point, n’acceptant pas que l’un d’eux sorte disqualifié d’une réunion publique. Si bien que, à force de vouloir que tous ses disciples aient raison, puisqu’ils étaient ses disciples, chacun d’eux se croyait le favori de Lénine, alors que, l’avenir le prouvera, Lénine ne préférait personne.
    L’ascension d’Alfred Barthélemy dans la hiérarchie soviétique se fit presque à son insu. Elle résulta d’un ensemble de circonstances favorables. On peut dire qu’il ne força pas son destin, mais qu’au contraire il eut l’impression de devoir courir pour rattraper sa vie qui, d’une seule poussée, fuyait en avant. Au fur et à mesure qu’il avançait, il éprouvait la sensation de remplir un vide. Ce vide lui donnait parfois le vertige, mais ne pas sauter les obstacles signifiait tomber.
    Le creux se produisit d’abord par l’absence de Sandoz, par l’indifférence de Prunier. Fred occupait leur place. Qu’il soit élu plutôt que Sandoz, homme de Trotski, réjouissait Zinoviev qui misa donc sur Fred.
    Après Lénine et Trotski, Zinoviev était l’homme le plus populaire du Parti. D’avoir vécu dix ans d’exil en Suisse, en compagnie de Lénine, lui valait d’être à la fois considéré comme son plus fidèle disciple et, dans les moments difficiles, comme son porte-parole. C’est lui qui avait lancé l’idée de la III e Internationale et l’embrasement de l’Occident, par le biais des partis communistes occidentaux, restera toujours son idée fixe. Comme il préférait résider à Petrograd plutôt qu’à Moscou, il lui fallait dans cette dernière ville quelqu’un de sûr et il se méfiait de tous ceux qu’il connaissait. Alfred Barthélemy bénéficia de ce qu’il sortait de l’ombre. Il bénéficia aussi de l’appui de Victor Serge que Zinoviev tenait en haute estime puisqu’il avait failli instituer à Barcelone une république soviétique.
    Alfred Barthélemy s’aperçut très vite que, quoi que l’on fasse, dans cette cour d’intrigues, de rancœurs, d’ambitions, qui environnait Lénine, on apparaissait toujours l’homme de quelqu’un. Sandoz était l’homme de Trotski et Fred avait été l’homme de Sandoz. Contrairement à une tendance naturelle, il ne suivit pas Sandoz, en disgrâce, dans son déclin. Victor Serge se trouva là au moment opportun pour le propulser du côté de Zinoviev.
    Trotski, qui ne manquait aucune occasion pour rabaisser Zinoviev, disait que, lorsque ce dernier partait à Petrograd, la III e Internationale disparaissait puisqu’il l’emportait avec lui. Exact. Toutefois, cette anomalie cessa à partir du moment où Zinoviev se dédoubla en choisissant pour le représenter à Moscou celui qu’il se complut à croire un autre lui-même : Alfred Barthélemy.
    Que Fred n’eut alors que vingt et un ans ne soulevait pas d’objection en période révolutionnaire. Toukhatchevski n’en avait-il pas vingt-six lorsqu’il parvint au plus haut niveau de la hiérarchie militaire ? Ses idées libertaires, le contact qu’il maintenait avec les gardes noirs, auraient par contre constitué un considérable handicap à sa carrière si Zinoviev, évidemment mis au courant des tendances de son subordonné par la Tchéka, n’avait décidé au contraire de s’en servir. Ne le considérait-on pas, lui, Zinoviev, comme un bolchevik pur et dur, l’incarnation même de la vertu bolchevique ? Une collaboration étroite avec le jeune militant français lui permettrait de s’insinuer dans ce milieu anarchiste encore puissant et de damer le pion à Boukharine qui montrait pour les libertaires une indulgence inquiétante.
    Ce nœud de vipères aurait dû inquiéter Fred dès qu’il s’en approcha. Sa jeunesse, son inexpérience, son utopie, contribuèrent à ce qu’il s’en accommode.
    Zinoviev ne venant qu’irrégulièrement à Moscou, en son absence Fred menait la barque de l’Internationale, aidé par les conseils de Victor Serge. Dès que Zinoviev annonçait son arrivée, il se produisait dans tous les rouages de l’administration (car la Révolution commençait à glisser insidieusement de l’idéologie à la

Weitere Kostenlose Bücher