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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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un accord. Nos trois tendances formeront un nouveau type de société. Les bolcheviks sont trop autoritaires, c’est vrai. Mais nous, ne sommes-nous pas trop laxistes et les socialistes révolutionnaires de gauche trop romantiques ? Chacun de nous corrigera ses défauts grâce aux deux autres. Nous avons tout pour réussir, pour unir Marx et Bakounine, comme dit Radek.
    Igor l’écoutait, l’écoutait, hochait la tête et lui répondait d’un air désolé :
    — Tu es contaminé, mon pauvre Fred. Tu es irrémédiablement contaminé.
    — Enfin, s’exclamait Fred, le dernier de nos grands théoriciens, le seul qui soit encore vivant, Pierre Kropotkine, est bien retourné vivre en Russie pour appuyer, par sa présence, la Révolution. Il n’a jamais publié une seule ligne contre les bolcheviks. Il n’approuve sans doute pas tout. Comment le pourrait-il ? En tout cas, il ne s’oppose pas à ce que nous faisons.
    — Peter est bien vieux, bien seul. Si tu veux, je t’emmène le visiter. Oui, ce serait utile. Il faut que tu parles un peu avec Peter.
     
    Quelques jours plus tard, Fred accompagna Igor dans la vieille auto bringuebalante. En ce début de décembre, la neige recouvrait à tel point la campagne que, hors de Moscou, on ne distinguait plus les routes. La neige qui tombait était peu épaisse, mais il neigeait sans interruption depuis plus d’un mois, des flocons qui tourbillonnaient interminablement, comme du duvet. Seuls quelques traîneaux, avec des hommes et des femmes déguenillés qui chargeaient du bois mort, donnaient un peu de vie. Une vie précaire, un peu fantomatique. De minces filets de fumée sortaient des cheminées des isbas. Des chiens tiraient sur leur chaîne en entendant le moteur de l’auto et aboyaient furieusement. Comme à chaque fois que Fred s’aventurait hors du monde trépidant des villes, il éprouvait un malaise, une sorte de manque. Ces étendues désertes, ces huttes de bois clairsemées et closes, ces églises aux dômes verdâtres, ces travailleurs de la terre, gueux parmi les gueux, cette impression de peuple abandonné dans un climat hostile, tout cela l’oppressait.
    Kropotkine, depuis son retour en Russie, dès l’établissement du gouvernement provisoire de Kerenski, s’était installé à Dimitrov, village près de Moscou, et n’en sortait jamais.
    Avec sa grande barbe blanche, ses petites lunettes cerclées de fer, Kropotkine ressemblait exactement au patriarche tolstoïen tel que l’imaginait Alfred Barthélemy. Il allait entrer dans sa soixante-dix-neuvième année, paraissait encore robuste. Fred s’étonna toutefois de le trouver grelottant dans une chambre mal chauffée. Sa femme et sa fille s’empressèrent auprès des visiteurs, s’excusant de les recevoir dans cette pièce unique où ils logeaient tous les trois, le manque de chauffage rendant les autres parties de la maison inhabitables. Kropotkine se leva pour embrasser Igor.
    Lorsque ce dernier lui présenta Fred, anarchiste ideiny en proie à des troubles de conscience, Kropotkine regarda avec attention ce jeune homme, ce Français égaré dans les steppes.
    — Vous vous êtes trompé de chemin, lui dit-il avec un sourire malicieux de bon vieillard. C’est dans votre France, dans la France de Proudhon, que la révolution aurait dû s’accomplir. Ou dans notre chère Angleterre. Pas en Russie ! Pourquoi un tel malheur ! Le Kaiser a manigancé tout cela. En facilitant le voyage de Lénine à travers l’Allemagne en guerre, le bismarckolâtre Ludendorff s’en est servi comme d’un bélier destiné à porter un coup mortel au tsarisme qui chancelait. Ainsi, dès l’origine, la politique bolchevique fut marquée par des influences bismarckiennes.
    — Camarade Kropotkine, objecta Fred, la thèse de la complicité de Lénine et du gouvernement allemand n’est-elle pas une légende destinée à disqualifier la Révolution ?
    — Hélas non. Je connais bien Lénine, que j’estime, mais il est tombé dans un piège que lui a tendu l’Allemagne et, depuis, il en reste prisonnier. Pourquoi la Tchéka aurait-elle détruit dans la nuit de mai 1918 tous les clubs anarchistes de Moscou ? Cela ne vous semble pas incompréhensible ?
    — Si. Incompréhensible, puisque l’activité anarchiste ne s’arrêta pas pour autant.
    — Eh bien, tout simplement parce que l’Allemagne se rappela au bon souvenir de Lénine en lui envoyant le comte von Mirbach. Celui-ci lui fit entendre

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