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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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État centralisateur et l’Ukraine libertaire. Les insurgés, débordés de toutes parts par les assauts d’une armée rouge qui n’avait plus d’autre ennemi que celui-ci, qu’elle s’était inventé, progressaient difficultueusement à travers le désert glacé de la steppe. Trotski tenant tous les carrefours, il devenait clair que Makhno ne pouvait plus envisager une victoire, mais seulement esquiver une débâcle totale de ses trois mille partisans assaillis par cent cinquante mille hommes. Pendant huit mois de combats perpétuels, Makhno parcourut la totalité de l’Ukraine, faisant parfois plus de prisonniers qu’il ne commandait de soldats. Évitant les routes, les makhnovitsy traversaient les champs couverts de neige. Ils arrivèrent dans le département de Kiev, contrée accidentée et rocheuse. Toute l’artillerie, les vivres, les munitions, presque toutes les charrettes du convoi, immobilisées dans la glace, durent être abandonnés. En janvier, Martchenko fut tué lors d’une charge de sa cavalerie. Les makhnovitsy s’avancèrent jusqu’aux confins de la Galicie, rétrogradèrent jusqu’à Kiev, repassèrent le Dniepr, descendirent dans le département de Poltava, puis dans celui de Kharkov, remontèrent vers Koursk. L’étau se resserrait sur Makhno. Au même moment, dans le nord, l’armée rouge écrasait les mutins de Cronstadt, qui se battaient pour une cause identique. Les makhnovitsy se lançaient à l’attaque en criant : « Vivre libres ou mourir en combattant ! » Les mots des insurgés de la Commune de Paris, encerclés par les versaillais de Monsieur Thiers !
    Au cours d’une offensive, Makhno fut renversé de cheval. Une balle qui le frappa à la cuisse pénétra dans le bas-ventre. On le plaça dans une carriole et, pendant une heure, il perdit son sang en abondance avant que l’on puisse lui faire un pansement. Le cri ; « Batko est tué ! » jeta quelque panique dans la troupe. Batko, le père ! C’était le 14 mars. Le dégel commençait. Les chevaux piétinaient dans la boue. La glace des lacs devenait molle. Le 17, la cavalerie de l’armée rouge fonça sur ces fugitifs harassés.
    Là, Alfred Barthélemy avait appris par cœur les paroles mêmes de Makhno que relatait le mémoire. Makhno disait :
    « Que faire ? J’étais incapable non seulement de me mettre en selle, mais de me dresser sur mon séant : j’étais couché au fond de ma carriole et je voyais un corps à corps épouvantable, un hachage, s’engager à quelque deux cents mètres de moi. Nos hommes mouraient rien que pour moi, rien que pour ne pas m’abandonner. Or, en fin de compte, il n’y avait aucun moyen de salut, ni pour eux, ni pour moi. L’ennemi était cinq ou six fois plus fort et les réserves lui arrivaient constamment. Tout à coup, les servants de nos mitrailleuses Lewis s’accrochèrent à ma carriole et je les entendis me dire : «  Batko, votre vie est indispensable pour la cause de notre organisation paysanne. Cette cause nous est chère. Nous allons mourir tout à l’heure. Mais notre mort vous sauvera, vous et tous ceux qui vous sont fidèles et prennent soin de vous. N’oubliez pas de répéter nos paroles à nos parents. » L’un d’eux m’embrassa, puis je n’aperçus plus personne auprès de moi. Emmené dans la voiture d’un paysan, j’entendis les mitrailleuses crépiter et les bombes éclater au loin. C’étaient nos lewisistes qui empêchaient les bolcheviks de passer. Nous eûmes le temps de gagner trois ou quatre verstes de distance et de passer au gué d’une rivière. J’étais sauvé. Quant à nos mitrailleurs, ils moururent tous là-bas. Au mois de mai, les unités de Kojine et de Kourilenko se rejoignirent et formèrent un corps de deux mille cavaliers et de quelques régiments d’infanterie. Il fut décidé de marcher sur Kharkov et d’en chasser les grands maîtres. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes. Ils envoyèrent à ma rencontre plus de soixante autos blindées, plusieurs divisions de cavalerie et une nuée de fantassins. La lutte contre ces troupes dura des semaines. Kourilenko fut tué. Kojine, grièvement blessé, tomba aux mains de l’ennemi. »
    Le brusque surgissement de pas cadencés dans la cour du Kremlin, le cliquetis d’armes entrechoquées, firent tressaillir Alfred Barthélemy. Il ouvrit les yeux, surpris de se trouver dans ce bureau désert qui sentait l’encaustique. Tellement imprégné du rapport sur

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