La mémoire des vaincus
Makhno qu’il se croyait parmi les derniers cosaques zaporogues essayant de desserrer l’étreinte de leurs poursuivants et poussés vers l’ouest dans une chevauchée sans espoir. Le Kremlin si calme dans la nuit, Fred pouvait s’abstraire entièrement du lieu habituel de son travail. Ces bruits de bottes, d’armes, c’était la relève de la garde. Un téléphone, au loin, se mit à grésiller. Soudain, l’anomalie de la situation apparut à Fred. Il se trouvait dans la gueule du monstre, au centre même de ce Pouvoir suprême qui avait lancé son armée exterminatrice sur les paysans d’Ukraine. Et cette agonie d’une Révolution, il se la remémorait, il la gravait à jamais dans son cerveau, dans les lieux de son excommunication.
Alfred Barthélemy faisait l’impasse sur toutes les péripéties des batailles entre la cavalerie rouge de Boudennyï et la cavalerie noire de Makhno qui se continuèrent jusqu’à la fin du mois d’août. Makhno, malgré ses blessures, remonta à cheval et participa aux charges. Le 22 août, une balle le frappa au cou et ressortit par la joue droite. De nouveau couché au fond d’une charrette, accompagné d’une centaine de cavaliers, il se dirigea vers le Dniestr. Soixante-dix-sept cavaliers seulement, profitant des eaux basses du fleuve, le traversèrent et se réfugièrent en Bessarabie. Parmi eux Makhno, accompagné de sa femme. Soixante-dix-sept cavaliers, ultimes débris d’une armée qui compta jusqu’à cinquante mille hommes !
Par la pensée, Fred suivait ces exilés en Bessarabie. Il les enviait. Il comprenait que la défaite de Makhno, comme celle de Cronstadt, signifiait aussi sa propre défaite. L’horreur de s’être trompé l’oppressait. S’était-il leurré avec tous ces anarchistes russes qui avaient cru aussi que l’avenir de la Révolution leur commandait l’alliance avec les bolcheviks ? S’était-il trompé avec Victor, avec Delesalle, avec Monatte, avec Rosmer, qui tous approuvaient cette collaboration ? Ou bien était-ce l’anarchie qui se trompait, qui demeurait une utopie ? Seule chose certaine, un monde s’écroulait. De ces ruines, un monde meilleur n’était pas né. Les bolcheviks voulaient abolir la police et l’armée. Au lieu de cela, la police et l’armée représentaient la seule concrétisation du pouvoir révolutionnaire. Trotski se pavanait en uniforme blanc de maréchal. En 17, les soldats avaient arraché les épaulettes des officiers. Quatre ans après, les ordres chevaleresques de l’Ancien Régime, que tous les bolcheviks considérèrent comme ridicules, resurgissaient sous le sigle de l’ordre du Drapeau Rouge. Trotski remettait solennellement ces hochets dans le Grand Théâtre, pavoisé de drapeaux. La peine de mort abolie, jamais on n’avait tant exécuté de prisonniers politiques. Raztrellyat (fusillé), voilà le mot à la mode. En réalité, on ne fusillait pas, c’eût été trop honorable. On assassinait dans les caves de la Tchéka. Toutes les nuits, des détenus qui ne savaient pas la plupart du temps ce qu’on leur reprochait, étaient arrachés de leur cellule et, lorsqu’ils descendaient les dernières marches de l’escalier, un tchékiste leur tirait une balle de revolver dans la nuque. Les corps, inhumés clandestinement, n’étaient jamais rendus aux familles. Celles-ci n’imaginaient l’exécution que par le refus de l’administration d’accepter les vivres qu’elles apportaient à la prison. « Il ne figure plus sur les registres. — Pourquoi ? Où a-t-il été transféré ? — Il ne figure plus sur les registres. » Le registre devenait le nouveau Livre saint de cette génération de bureaucrates et de flics née si vite de la révolution d’Octobre. Ne pas figurer sur le registre, pouvait vouloir dire aussi bien mort, que déplacé dans une autre geôle ou déporté en Sibérie. En tout cas, celui qui ne figurait plus sur les registres disparaissait. Il n’existait plus. Il n’était plus comptabilisé ; jeté dans ces fameuses poubelles de l’Histoire si chères au camarade Trotski.
Fuir ? Mais comment et où ? Les frontières étaient désormais bien gardées. Makhno n’avait pu y tailler une brèche que les armes à la main et au prix d’une hécatombe. Et si, par chance, il réussissait à passer du côté des pays capitalistes, Alfred Barthélemy ne serait-il pas considéré comme un traître, d’ailleurs condamné à mort par contumace pour
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