La mémoire des vaincus
revirement, un revirement qui s’éloignait définitivement de toutes les conceptions libertaires. Mais Lénine, vieux loup de mer, conduisait son bateau sans boussole, au flair, donnant tantôt un coup de barre à droite, tantôt un coup de barre à gauche. L’importance était de ne pas perdre le cap. Dans la situation économique catastrophique de la Russie, Lénine proclamait que le capitalisme d’État serait pour la Révolution un grand progrès.
Fred n’était pas le seul qui se trouva désemparé. Du septième ciel, Zinoviev retombait une fois de plus sur son divan où il restait allongé, mordillant son mouchoir, se lamentant, de son insupportable voix de fausset. Il souffrait d’autant plus que, pour lui, sincèrement, tout ce qui sortait de la bouche de Lénine était parole d’Évangile. L’influence de Lénine imprégnait si fortement Zinoviev qu’il allait jusqu’à imiter inconsciemment son écriture. Zinoviev gémissait :
— Il le faut. Il le faut. Camarade Barthélemy, dites à l’Ouest que la N.E.P. est indispensable, mais provisoire. Faites-leur comprendre. C’est l’intérêt du Parti. Il le faut. Il le faut.
Il répétait ce « Il le faut », comme une litanie, pour bien s’en persuader lui-même. Il interrogeait Fred, soupçonneux, pour vérifier si son collaborateur était convaincu de l’obligatoire tournant léniniste. L’approbation de Fred lui eût semblé de bon augure. Malheureusement pour les convictions ébranlées de Zinoviev, Fred sifflotait, refusant de répondre. Pour dérider un peu son « patron », il lui tendit une dépêche très récente, reçue de France. Le Populaire, quotidien du parti socialiste, le parti de Jean Longuet et de Léon Blum, qui avait refusé l’adhésion à la III e Internationale, publiait un article intitulé : « Trotski excommunié par son père. » Zinoviev bondit du divan, s’empara du papier. L’article se terminait par ces mots : « Trotski a renoncé à la religion juive en épousant une Russe. » Cet article imbécile réveilla tout à fait Zinoviev, soudain de bonne humeur :
— Ainsi, s’écria-t-il, Trotski a un père ! Je ne l’aurais jamais cru. Mais qu’est-ce qu’il fait, ce père ? Ce ne serait pas le Père éternel, par hasard ? En tout cas, Trotski, lui, s’imagine être le messie, c’est sûr. Méfions-nous de cette conjuration juive, camarade Barthélemy. Le parti socialiste français est un parti de Juifs. Blum est Juif. Longuet demi-juif. Trop de Juifs ! Trop de Juifs ! Les moujiks n’aiment pas ça. Ils tuent nos commissaires politiques à coups de bâton parce qu’ils les prennent pour des Juifs. Trotski est un Juif trop voyant, je l’ai toujours dit à Vladimir Ilitch. Kamenev et moi, c’est déjà bien assez !
Zinoviev agaçait toujours Fred avec son antisémitisme absurde. Mais cette niaiserie humoristique des socialistes français à propos de Trotski, alors que la situation de la Révolution russe devenait dramatique, l’agaçait plus encore. Comment retourner en France dans de telles conditions ? Ne s’y sentirait-il pas plus étranger qu’en Russie ? D’ailleurs, si l’envie de la fuite commençait à le tourmenter, il n’en recevait pas moins de plus en plus d’étrangers qui s’échappaient de leur propre pays. Comme ce jeune Français d’une vingtaine d’années, poursuivi et condamné par défaut à la prison pour un article antimilitariste, qui s’était précipité à Moscou. Cette rébellion plut à Fred. Il le mit toutefois en garde. En Russie soviétique, l’antimilitarisme menait aussi en cabane.
— On ne peut pas être antimilitariste en Russie, répliqua le Français, puisque l’armée rouge défend la Révolution.
— Je vois que tu connais bien ta leçon, répondit Fred.
L’éducation politique du jeunot étant néanmoins assez sommaire, Fred l’envoya dans une école des cadres du Parti. Plein de bonne volonté, modeste, appliqué, il s’appelait Jacques Doriot.
De nouveaux Français arrivaient, qui confondaient Moscou avec La Mecque. D’autres disparaissaient. Ainsi de Guilbeaux et de Sandoz, fondus dans le creuset du bolchevisme. Devenus bureaucrates du Parti, comme Alfred Barthélemy. De toutes petites roues dentées dans l’immense engrenage de la machine étatique. L’ex-lieutenant Prunier travaillait toujours, théoriquement, avec Fred et Victor. Théoriquement, car il s’absentait souvent. Ni Victor, ni Fred, ne s’en
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