La momie de la Butte-aux-cailles

Procope et t’a extorqué une étreinte.
    Elle se dégagea brusquement et le considéra.
    — C’est faux ! affirma-t-elle en haussant le ton.
    Face à sa mine méfiante et navrée, elle se radoucit. Elle avait raison de nier, elle le sentait, car si Victor découvrait la vérité, elle et lui en souffriraient.
    — Nous avons déjà évoqué cette histoire, mais si tu insistes… Quand j’ai rencontré Hans, au Procope , j’ai eu une sorte d’étourdissement, oh, trois fois rien, la surprise, la chaleur… Un ami de Laumier s’est présenté à moi, Michel Forestier. Il a insisté afin de m’escorter, un type gentil, un tantinet collant, il m’a fait des avances, je les ai repoussées, voilà. Je suis persuadée qu’avec cet indice tu remonteras aisément jusqu’à l’auteur du délit !
    — Lui ? Ça alors, curieuse coïncidence, je le connais !
    — Tiens, vraiment ? Raconte !
    Il pinça les lèvres. Il redoutait de commettre une bévue laissant supposer qu’une investigation était en cours.
    Elle guetta sa réponse et fut soulagée qu’il parût désireux de clore l’entretien. Il lui était déplaisant d’admettre que son bonheur dépendait d’une fiction. Qu’adviendrait-il si Victor s’entretenait un jour avec Félicité Ducrest ? Elle se hâta de se boucler dans le cabinet de toilette.
    On frappa plusieurs coups. Machinalement, Victor cria :
    — Entrez !
    Joseph se rua dans la chambre-atelier, hors d’haleine.
    — Quelle veine que vous soyez au bercail ! Je crois savoir qui sifflotait dans la baraque de la rue Corvisart quand j’y étais ! Je détiens même l’adresse de sa maîtresse ! L’archange ! Il doit tremper dans le trafic des momies !
    Pendant que Joseph, écarlate, débitait ce discours, il ne remarquait pas plus les signes désespérés de Victor que la porte du cabinet de toilette qui s’ouvrait lentement. Ce ne fut que lorsque Tasha, abasourdie, apparut, ses bas à la main, qu’il se tut enfin et, gêné, détourna les yeux.
    — Videz votre sac, tous les deux ! s’exclama-t-elle.
    — Voyons, chérie, c’est une mauvaise plaisanterie que Joseph…
    — Hypocrite ! Cachottier ! Tu as recommencé ! Le roi des redresseurs de torts ! Et vous, Joseph, vous devriez avoir honte, vous allez être père d’un second enfant et… voilà ! conclut-elle, un vibrato dans la voix.
    Penaud, Victor se creusait les méninges, à la recherche d’une explication plausible. Elle pointa le doigt vers lui.
    — Toi, inutile de me servir des billevesées, je ne suis pas idiote. J’exige la vérité !
    — C’est que… c’est très complexe, balbutia Joseph.
    — Eh bien, simplifiez, mais si vous échouez, rassurez-vous, nous avons la nuit devant nous.
    Et pour bien démontrer qu’elle ne céderait pas, elle s’installa dans un fauteuil et tapota ses cuisses afin que Kochka sautât sur elle.
     
    Abandonnant le néant du sommeil, Alphonse Ballu réintégra cette contrée close qui depuis une éternité le retenait prisonnier. Il émanait de ce lieu peuplé d’ombres une odeur fétide qui le prenait à la gorge. Le poêle à sciure et la couverture de cheval ne parvenaient pas à le réchauffer, il claquait des dents. On lui avait ôté ses liens dès le premier jour. Au début, il s’était astreint à aller et venir pour éviter l’engourdissement, à présent il n’en avait ni l’envie ni la force. Qu’attendait-on de lui ? Il n’en savait rien. Son geôlier ne lui parlait jamais, il se contentait d’entrebâiller la porte et de déposer sa pitance, puis il refermait à double tour et s’éloignait en sifflotant une comptine.
    Dans la vie courante, Alphonse Ballu était un homme de bon sens, infatué de sa personne, dénué de la moindre compassion envers son prochain. En Afrique, son rôle s’était borné à quelques équipées à la tête d’une colonne montée. Le reste du temps, il estampillait des paperasses dans un bureau de Saint-Louis du Sénégal, assistait régulièrement aux soirées du gouverneur et assouvissait ses ardeurs érotiques avec de belles femmes à la peau d’ébène. Il aimait par-dessus tout se pavaner à travers la ville sanglé dans son uniforme. Il était convaincu de sa mission civilisatrice, n’était-il pas le serviteur de la mère patrie ?
    Le passé se diluait en un rêve fiévreux. Il sentait que tout était perdu. Tout. Il était impuissant, hébété, inapte à la plus élémentaire