La momie de la Butte-aux-cailles
dans leur sang, écrasés, broyés, méconnaissables. »
Ancêtre des reporters modernes qui témoignent au péril de leur vie, Francis Doublier a tourné cette catastrophe. Il est jeté en prison, on lui confisque sa pellicule impressionnée. La caméra qui lui a servi à filmer ne lui sera rendue que six mois plus tard. Il n’en poursuit pas moins son périple à travers la Russie et s’arrête dans les cités dotées de l’électricité : Sébastopol, Arkhangelsk, Tiflis… Il développe ses négatifs dans les caves des hôtels et utilise de la vodka pour hâter le séchage de ses films.
Les publicités pour le Nord-Express affirment que la compagnie des wagons-lits hebdomadaire peut couvrir la distance Paris-Moscou en quarante-huit heures.
Le 22 juin, au Japon, un tsunami fait 27 000 victimes et détruit la ville de Kamaishi.
Le 12 août, l’aéronaute Otto Lilienthal se tue à Berlin au cours d’un vol sur sa machine volante.
Depuis deux ans, le capitaine Alfred Dreyfus est relégué à l’île du Diable. En ce mois de septembre 1896, sa condamnation et sa dégradation pour espionnage n’occupent plus les esprits, il est tombé dans l’oubli. Mathieu Dreyfus, son frère, se bat pour faire éclater son innocence, mais qui l’écoute ? Il requiert les services de détectives anglais. En avril, il est allé à Londres, dans une agence dirigée par Mr. Cook. En juillet, Mr. Cook vient à Paris et lui confie qu’il est en relation avec un correspondant en France du Daily Chronicle, Mr. Clifford Millage. Ce dernier est convaincu de l’innocence d’Alfred Dreyfus et il est décidé à faire passer dans la presse britannique et française, si cela est possible, quelques notes sur les conditions lamentables de détention du condamné.
Comment attirer l’attention lorsqu’on vous a confiné dans les culs-de-basse-fosse de l’histoire ? En faisant courir une fausse rumeur, suggère Clifford Millard.
Au début du mois de septembre, le Daily Chronicle publie un extrait d’article emprunté à un journal de Newport : le South Wales Argus. Mathieu Dreyfus raconte :
« Cette note portait que le capitaine Dreyfus s’était évadé et que la nouvelle en avait été apportée par le capitaine Hunter du vaisseau Non pareil. Cette note était due à Mr. Clifford Millage. Je crois d’ailleurs que le journal cité, le South Wales Argus, n’a jamais existé, pas plus que le capitaine Hunter et son bateau. »
Le but est atteint, on reparle de l’Affaire. Drumont, dans La Libre Parole , et Henri Rochefort, dans L’ Intransigeant , vitupèrent certaines personnalités qui envisagent la possibilité d’une erreur judiciaire.
Le 14 septembre se produit un événement de taille. Le journal L’Éclair , sous la plume d’un journaliste antisémite qui ne cherche qu’à accabler Alfred Dreyfus, révèle au public la présence d’un dossier secret et une partie de son contenu, connus des seuls juges. Comment a-t-il été mis au courant ? Par les amis de Picquart, ce lieutenant-colonel attelé au dossier Dreyfus. Le journal publie la pièce ultra-secrète, portant cette phrase : « Ce canaille de D. »
Le 18 septembre, Lucie Dreyfus s’adresse à la Chambre des députés pour décrocher la révision du procès de son mari. Elle obtient une fin de non-recevoir. Mais, en novembre 1896, Bernard Lazare fait paraître une brochure intitulée Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus.
« Vérité », « Affaire », deux mots qui sont en marche…
En 1894, un journaliste hongrois de trente-quatre ans, Theodor Herzl, écrivain, correspondant à Paris du journal viennois la Neue Freie Presse , a assisté à la dégradation d’Alfred Dreyfus. Il a entendu la foule hurler : « Mort aux Juifs ! » Ainsi, même ici, au cœur de la France, le pays des droits de l’homme et de la liberté, s’élève, de l’extrême droite à l’extrême gauche, cette clameur de haine, ces cris qui retentissent déjà à travers l’Europe moderne ?
La souffrance humaine le déprime et stimule son énergie. Quelques années auparavant, à Londres, il a découvert l’affreuse misère qui se cache sous le luxe de la civilisation. Il n’est guère au fait du judaïsme. Il se penche sur l’histoire juive, il conçoit l’espoir de créer pour ses frères du monde entier un pays où ils puissent vivre en paix, dans la dignité. Le 19 janvier 1896, après des semaines d’un labeur acharné,
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