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La momie de la Butte-aux-cailles

La momie de la Butte-aux-cailles

Titel: La momie de la Butte-aux-cailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Claude Izner
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j’trempais mes arpions dans l’eau d’un ruisseau. J’tartinais un morceau de fromage sur du pain et j’farnientais au soleil. L’hiver, j’roupillais dans des granges, ou j’me creusais un trou dans une meule.
    — Tu n’as jamais eu le besoin de te ranger, de te marier ?
    — Oh, si ! Seulement j’ai eu un gros chagrin, j’préfère pas en parler. Louise, c’était son prénom, elle était piqueuse de bottines. Une fille brune, bien en chair. Elle m’a donné ce canif. Tu vois, j’ai gravé un cœur sur le manche.
    Ces paroles embuèrent les yeux de Jean-Pierre Verberin.
    — Ma Monette, personne ne la remplacera, elle était tellement gentille, pourquoi m’a-t-elle laissé ?
    — Te fais pas d’ mouron, Jeannot, sitôt qu’j’aurai harponné une femelle, j’la partagerai avec toi ! jura Bringolo. Tiens, tu sais quoi, j’te propose un gueuleton chez moi, après-demain, on sera le 11. Amène-toi vers les cinq heures, t’auras qu’à mettre les pieds sous la table. J’m’en vais te mitonner un de ces frichtis !
     
    — Indigestes, les céleris braisés à la parmesane d’Euphrosine, décréta Victor, qui abhorrait ce légume.
    — Mais ses ballottines de volaille à la romaine étaient délicieuses. Ce copieux dîner ne t’a pas empêché de m’honorer de tes prévenances, remarqua Tasha, allongée contre lui sur le lit bouleversé. Un vrai champ de bataille, n’est-ce pas, Kochka ? demanda-t-elle à la chatte qui s’était blottie sur l’un des oreillers expédié à terre.
    Ils retapèrent la literie et se recouchèrent non sans que Victor eût pris soin d’enfermer Kochka dans la cuisine. Il ignorait qu’elle était experte dans l’art d’abaisser les poignées de porte en sautant, et que, dès qu’elle serait convaincue que ses maîtres dormaient, elle se faufilerait dans leur chambre.
    Une dernière fois, Victor et Tasha s’embrassèrent. Puis chacun, taraudé par ses inquiétudes et ses projets, traqua vainement le sommeil.
    Tasha se rongeait l’ongle du pouce en se posant le problème habituel : auraient-ils un enfant ? Et, dans le cas contraire, leur couple finirait-il par se déliter ? Elle balaya cette angoisse en essayant d’élaborer la manière dont elle allait illustrer une édition d’ Émaux et Camées de Théophile Gautier qu’un commanditaire suisse lui avait confiée. Elle envisageait une planche pour les Variations sur le carnaval de Venise  : au pied d’un dôme, au milieu d’un escalier, danseraient sous une pluie de paillettes un Arlequin, un joueur de guitare, une Colombine et un Pierrot, qu’un passant à redingote et chapeau melon croiserait avec indifférence. La vision se dilua et céda la place à des tableaux qu’elle avait examinés au début du mois au Salon de la Société des artistes français : Madame la pluie  – une femme voilée assise à côté d’une des gargouilles de Notre-Dame –, L’Heure de la grand’messe dans l’église de Capri, Lâcher de pigeons militaires à bord d’un torpilleur dans la Manche , ou La Bergère de Rolleboise . Voilà ce qui plaisait au public bourgeois, alors pourquoi s’étonner de vendre si peu ? Se plaindre eût d’ ailleurs été malséant : Sir Reginald Leamington n’avait-il pas acquis une de ses toiles, une scène de fête foraine où se mêlaient gens du peuple et personnages énigmatiques évoquant un âge révolu ? Ne s’était-il pas entremis auprès de ses relations anglaises de passage à Paris pour qu’elles effectuent un détour par l’atelier de la rue Fontaine ? Deux d’entre elles, conquises, étaient devenues des clients assidus.
    Nombre des amis de Tasha subissaient le régime des vaches maigres. Après tant d’efforts consacrés à la peinture, lui restait-il la moindre chance de percer ? Qu’adviendrait-il si Victor se lassait ? Non, il l’aimait trop. Elle supportait sa jalousie, ses folles enquêtes policières, parce qu’il la comblait au-delà de ses espérances.
    « J’aurai trente ans l’année prochaine. Un tournant. Que n’ai-je le don de Camille Pissaro ! »
    Elle ferma les yeux et en elle défilèrent les toitures brossées à Rouen admirées chez Durand-Ruel. Elle perçut le déclic de la porte de la cuisine, Kochka se coulait à pas feutrés. Elle sombra.
    Victor divaguait entre veille et engourdissement. Il avait été assailli de réflexions morbides liées au décès de Paul Verlaine. Le « pauvre Lélian », qui

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