La momie de la Butte-aux-cailles
modifiée, il y aura marqué : « Librairie ancienne et moderne, MorisLegrisPignot » !
— Et puis comme ça, votre fils se consacre davantage à sa famille et à ses livres. Vous devez être fière, La Vengeance du lémure va paraître dans Le Passe-partout la semaine prochaine, souligna Iris.
— Fière, parfaitement ! Mais j’affirme qu’il y a d’l’exploitation dans l’air ! Ils te sous-paient, tes éditeurs ! Je suis sûre que Pierre Decourcelle 9 , lui, n’en est plus à casser sa tirelire ! rétorqua Euphrosine.
— Ben voyons ! Il dirige une écurie de collaborateurs obscurs, moi j’écris seul !
— C’est pas une raison.
Depuis que Mathilde de Flavignol lui avait donné un billet de faveur pour assister à une représentation des Deux Gosses à l’Ambigu, Euphrosine, qui avait quitté le théâtre en larmes, assommait son entourage avec ce drame.
— Ah ! En voilà une pièce émouvante. Pitoyables Fanfan et Claudinet, martyrs du bandit La Limace et de sa concubine Zéphirine. C’est ce genre d’histoire que tu devrais inventer ! Un gamin poitrinaire, un mioche dont le père accuse faussement sa femme de le tromper et se venge en confiant son fils à La Limace… C’est mieux que Les Deux Orphelines !
Mais Joseph n’écoutait pas. Il venait de dénicher, au milieu de son gratin, deux rondelles de pomme de terre évoquant des yeux diaboliques. Au même instant, il se rappela un événement survenu en février : le cheval du fiacre 10 536, fatigué d’attendre un client, s’était engagé dans l’escalier de la rue d’Alsace, en avait dévalé les deux étages et était allé se placer à la station voisine tandis que le cocher, affolé, sautait au vol.
— Le voilà, le sujet de ton futur roman, un fiacre tiré par un bourrin envoûté… Le Fiacre infernal , un titre ronflant, énorme succès ! articula une bouche de gruyère fondu sous les yeux malintentionnés des patates en rondelles.
Fasciné, Joseph considéra son assiette, puis, mû par la lubie de noter son scénario, expédia son dîner avec un enthousiasme qui emplit sa mère de satisfaction.
Les liserons grimpaient à l’assaut du mur de la rue Corvisart. Seuls les vantaux rouillés qui isolaient la propriété de la rue en étaient exempts. Le crépuscule assombrissait la Butte-aux-Cailles quand deux individus chargés de sacoches, l’un de forte carrure, le second malingre, actionnèrent une clé massive et s’introduisirent dans le parc. Ils suivirent un sentier envahi de ronces jusqu’à la maison qui lançait son pinacle vers le ciel safrané. À mi-parcours, le malingre ralentit devant la pièce d’eau qu’il arrosa d’une cascade de miettes. Des remous ridèrent la surface trouble, des poissons, carpes, tanches et cyprins dorés, se disputèrent la provende.
— Qu’as-tu besoin de les nourrir ? Un de ces quatre, je m’en vais les pêcher et nous cuire un festin ! grommela le robuste.
Il tenta de tirer par la manche son comparse qui lui échappa et le précéda dans les fourrés.
Le couple s’arrêta devant l’édifice accolé à la demeure, le malingre libéra de son cadenas la porte composée de planches délabrées fixées au chambranle par des gonds vert-de-gris et alluma une lanterne. Ils longèrent un boyau tricoté de toiles d’araignées au bout duquel un escalier aux marches raides menait à une cave. Une allumette enflamma les bobèches de bougies fichées dans une torchère de zinc et révéla un large volet posé sur deux tréteaux. Sous la lueur vacillante, une forme était étendue. Effrayé, le malingre se colla à son compagnon.
— Tu es sûr qu’il est réellement… ? chuchota-t-il.
— S’il bougeait, c’est que les trompettes du Jugement auraient résonné et nous serions au courant. Allez hop !
Ils rejetèrent la couverture et contemplèrent le corps rigide en pantalon et redingote, avant-bras sur la poitrine, yeux clos. Le robuste palpa les vêtements puis fouilla les poches du cadavre. Il récupéra un portefeuille qu’il inventoria avidement, désappointé de n’y découvrir que deux billets de banque. Il le glissa néanmoins dans son propre veston.
— Inutile de lui ôter ses fringues.
— Même pas ses godillots ?
— À quoi bon ? J’ai tout prévu, personne ne lui attribuera de nom, quelle que soit son apparence. Le malingre objecta en se signant :
— Ce n’est pas chrétien, d’ensevelir quelqu’un de la
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