La momie de la Butte-aux-cailles
sorte !
— Chrétien ? Là, tu m’en bouches un coin ! À ton avis, supprimer le bonhomme, c’était chrétien ? Le maintenir au frais dans cette planque, c’était chrétien ? Tes nobles sentiments ne pèsent pas lourd, nous avons attaqué le turbin, notre unique échappatoire est de le terminer, et recta, sinon nous risquons de nous dessécher sur le bat-flanc d’une geôle où tu auras le loisir d’égrener un chapelet et d’exhaler de majestueux sanglots à la Sainte-Trinité. Trop tard pour les scrupules, il fallait y réfléchir. Et souviens-toi que le jeu en valait la chandelle – ce jeu que tu as manigancé.
— Nous aurions dû procéder différemment. Si on le lestait de pavés, il s’enfoncerait dans le bassin, les poissons le boulotteraient !
— Ne sois pas ridicule, ce ne sont ni des piranhas, ni des alligators. Déballe plutôt tes deux sacs et dispose le matériel sur une étoffe, c’est rudement sale ici. Il est pâle, notre bonhomme, je lui appliquerai de jolies couleurs, qu’il ait un peu moins l’air d’un macchabée. Mais priorité à ses défroques, grouille, aboule mes outils.
Le malingre examina son acolyte avec un mélange d’admiration et de répulsion. Il lui dévoilait la facette d’un caractère mal appréhendé. Toutefois, lorsqu’il eut réitéré son ordre assorti d’un regard dur, il fallut obtempérer. À croupetons, le malingre tira de la première sacoche un coupon de drap qu’il défroissa sur le sol. Il y répartit des objets métalliques dont son complice s’empara. Pendant qu’il se démenait à l’extrémité de la cave, absorbé par sa besogne, le malingre se releva et, figé près du cadavre, débita d’une voix étouffée un « Je vous salue Marie ». Ensuite, soulagé, il soupira et plia en huit la couverture poussiéreuse.
CHAPITRE IV
9 septembre
Quel dommage de n’avoir pu conserver la jouissance de la cabane de Gentilly ! Bringolo s’y était pelotonné de l’hiver à la mi-été, chauffé et sustenté grâce à la bienveillance du propriétaire, Jean-Pierre Verberin. Fidèle à son serment, celui-ci avait partagé avec son hôte le fruit de ses semailles. Potées de légumes et assiettes de crudités étaient devenues leur ordinaire, et leur table de fortune, lattes de plancher clouées ensemble et couchées sur deux tonneaux, débordait des offrandes de la terre.
Et puis d’honorables messieurs en complet étaient arrivés, un mètre et des papiers timbrés en main. Quand ils eurent achevé leurs mesures et leurs exhortations, le jardinier et le vagabond se séparèrent, le premier en route vers la porte de Brancion où il vivotait dans un meublé d’une maigre pension d’ex-copiste, le second vers la ville immense. Il n’était pas allé au-delà du XIII° arrondissement, afin de voir aussi souvent que possible son pote Jeannot, comme il l’appelait. La chance l’accompagnait, puisque, après quelques nuits à filer la comète 10 , il avait atterri au Fourneau de la rue Jean-Marie-Jégo, dans les environs du puits artésien de la Butte-aux-Cailles. Là, on servait à ceux qui ne détenaient pas un liard un quignon ou un bol de bouillon. Mais pour dix centimes on faisait bombance. Dix centimes n’étaient pas trop difficiles à obtenir de la charité publique, et, en échange de ses piécettes, Bringolo se gavait selon le menu de ragoût, de saucisses, de macaronis ou de patates. Les clients de ces hospices n’étaient pas tous des gueux, beaucoup d’ouvrières s’y ravitaillaient faute de temps à consacrer au fricot familial. Quant aux gosses en haillons de ce quartier, le plus misérable de la capitale, baptisé « le faubourg souffrant », il leur était loisible de se laver au dispensaire et d’y recevoir du lait, du vin de quinquina, des vêtements et des soins médicaux.
Paulin Enfert, employé d’assurances, avait eu la générosité de fonder une soupe populaire, « La Mie de Pain », rue Martin-Bernard, dans un théâtre désaffecté, érigé avec des matériaux provenant de l’Exposition de 1889. Bringolo fréquentait également cet établissement à la devise magnanime :
« Pourquoi refuserions-nous à nos indigents la mie de pain que nous donnerions volontiers aux moineaux de Paris ?
À force de quadriller la zone, Bringolo se risqua à l’intérieur de la propriété de l’ancien bottier de la rue Caumartin. Un vrai paradis qu’il s’empressa d’arpenter. Les bruits
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