La momie de la Butte-aux-cailles
provenir d’un abattoir clandestin.
— Drôle d’endroit pour aménager une boucherie ! En tout cas, c’était du second choix. Je suppose qu’une deuxième promenade à la brune s’impose pour vous convaincre. Ce coup-ci, vous viendrez, ça vous permettra de constater de visu que je ne suis pas sujet aux hallucinations.
— D’accord. Ce sera un lundi de galérien.
Victor se leva. Il se sentait las.
— Attendez ! J’vous ai pas montré ça ! Je l’ai trouvé dans ce que vous appelez l’abattoir clandestin.
Victor roula le bouton doré entre ses doigts.
— « Régiment colonial d’infanterie », déchiffra-t-il.
— Hein ! Ça vous fait penser à qui ?
— Alphonse Ballu ? hasarda Victor.
— Qui d’autre ? Il a disparu, non ? Même que maman m’a dit que deux militaires s’étaient manifestés à la loge de Micheline Ballu pour lui tirer les vers du nez, ils appréhendent une désertion. Alors je me suis dit, mon vieux Jojo, conçois un plan pour le certifier, et je l’ai conçu, ce plan. Je vais emprunter à Mme Ballu l’uniforme de rechange de son cousin, j’inventerai un prétexte. Je sais qu’il est chez elle parce qu’elle rouspète assez de repasser les effets de son cher Alphonse. Tout à l’heure, j’irai le livrer à son domicile : 37 ter, rue Violet. J’exigerai de sa logeuse de le troquer contre son deuxième uniforme et s’il manque un bouton…
— Mais s’il le portait, cet uniforme, et s’il est en cavale ?
— Au moins on saura qu’il a vraiment pris la poudre d’escampette, et ça m’occupera, parce que j’ai besoin de me dépenser après ce fourbi de conjectures.
Victor soupira, dépassé par l’impétuosité de son beau-frère. Celui-ci insista pour le raccompagner rue Fontaine afin de s’enquérir de la santé de Tasha. Gavée de lait de poule et requinquée par les soins maternels d’Euphrosine, elle allait beaucoup mieux et avait décommandé le Dr Reynaud. Lorsque Victor suggéra une virée à Joinville, elle accepta avec joie. Réconcilié avec sa mère, Joseph s’en fut, conscient d’être le seul à se soucier sérieusement de l’investigation en cours.
Victor se confina dans son laboratoire. Fatigué, il ferma les yeux. Devant lui défilaient des chevaux de bois, des bateaux-mouches, des joueurs de cartes. une dame se volatilisait subitement place de l’Opéra, des vagues se brisaient sur des rochers… La projection au théâtre Robert-Houdin l’avait davantage impressionné que la séance du cinématographe Lumière. Apparitions, substitutions… Il pressentait que Georges Méliès et ses alter ego enfanteraient des fantasmagories qui supplanteraient les rêves les plus ahurissants et il désirait par-dessus tout y participer.
Armande Simonet toisa l’intrus. Sa minceur, ses Neveux filasse et ses yeux bleus eussent fait de lui un individu séduisant, n’eût été la légère bosse déformant son dos.
Quand, un paquet sur le bras, il lui eut exposé sa requête, elle ne lui proposa pas de s’asseoir et refusa d’accéder à son souhait.
— Je suis navrée, mais je m’oppose à ce qu’on pénètre chez mes locataires en leur absence. Puisque vous avez eu l’amabilité de délivrer à M. Ballu son second uniforme, je l’accrocherai sur un cintre jusqu’à son retour.
— Il est donc vraiment parti ? Où est-il ? Sa cousine et moi-même aimerions vivement nous entretenir avec lui.
« Vous n’êtes pas les seuls », songea Armande Simonet, humiliée de l’interrogatoire auquel un fonctionnaire du ministère de la Guerre l’avait soumise la veille.
— Je gère une pension meublée, non un internat. Mes hôtes sont des adultes libres de leurs mouvements aussi longtemps qu’ils règlent leur terme. M. Ballu m’a payé un mois d’avance, c’est pourquoi je ne m’inquiète guère de ses déplacements. Peut-être est-il chargé d’une mission ultra-secrète.
— Ça m’étonnerait ! Micheline, enfin je veux dire Mme Ballu, a été sollicitée par le supérieur hiérarchique de son cousin et lui aussi vise à le harponner. De toute façon, elle sait, grâce à vous, qu’il s’est esbigné en compagnie d’une brocanteuse samedi dernier. Après on perd sa trace.
Elle haussa un sourcil, choquée de la familiarité de son langage.
— Renseignez-moi au moins sur un détail : a-t-il enfilé son uniforme avant de décaniller ?
Son interlocutrice répugnait à répondre. Ce ton
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