La momie de la Butte-aux-cailles
lancé vers la maison d’une démarche bringuebalante, inconscient d’être l’objet d’un tel intérêt.
— Vous grelottez, dit Jean-Pierre Verberin, le bras autour de la taille de Lucy.
— N’est-ce pas votre ami que cet homme recherche ? Quel endroit morbide !… Allons-nous-en, je vous en conjure.
Ils titubèrent sur le trottoir dépavé, Lucy cramponnée à son compagnon comme si elle redoutait d’être repoussée. Pourtant, elle n’avait rien à craindre sur ce point, car il l’étreignait plus fort qu’il n’avait jamais étreint sa propre épouse.
CHAPITRE XV
21 septembre
Mélie Bellac en aurait pleuré. Elle qui escomptait avoir amadoué la parente par alliance de son employeur en se gavant des règles d’un jeu auquel elle ne comprenait rien ! Qu’avait donc cette femme à lui chercher des poux ? Et pourquoi intervenait-elle dans les affaires d’autrui ? Elle se vengea sur un innocent poireau dilacéré et plongé dans une casserole d’eau bouillante où il rejoignit la cause du litige, un morceau d’aloyau que, selon Euphrosine, il était criminel de cuire de cette façon.
— M. Mori adore la viande au four ! Vous allez lui flanquer une indigestion !
— La charonha ! marmonnait Mélie, ce qui ne nécessitait pas de traduction.
Elle regrettait que la tante de M. Chaudrey l’eût incitée à accepter cette place. M. Mori était un patron quasiment mutique, dont l’appartement recelait des gravures licencieuses représentant des femmes et des hommes aux yeux bridés exhibant des parties de leur anatomie que seul le démon avait pu concevoir. De plus, chaque ingérence de Mme Pignot était catastrophique. En guise de consolation, Mélie entonna :
Durara’ co pichounela
Durara’ co toujourn…
Un crayon sur l’oreille, Kenji entassait des « retours », exemplaires défraîchis de livres que le soleil d’été avait décolorés tandis qu’ils se morfondaient en vitrine. Il poursuivit incontinent de sa voix grave : « Tan que l’argent durara…» sans s’apercevoir qu’il contrariait les efforts de Joseph qui s’évertuait à se remémorer la chansonnette sifflotée par l’inconnu dans la maison hantée.
Ce fut l’instant choisi par Mathilde de Flavignol pour surgir dans la librairie en toilette de popeline écossaise et chapeau rond orné de choux.
— Quel bon va vous amène ? s’enquit Kenji, de nouveau possédé par le patois corrézien.
Déconcertée, Mathilde de Flavignol déroula une publicité pour les cycles Bouxel et Dubois, qu’elle se glorifiait d’avoir extorquée à un colleur d’affiches qui en tapissait une palissade.
— Je vais l’offrir à Helga Becker, elle les collectionne. Elle ne serait pas là, par hasard ?
D’un air ingénu, elle essayait de sonder les profondeurs du magasin où seul Joseph s’activait. Dans le secret de son cœur, il n’y avait qu’une personne qu’elle aspirât à voir, c’était Victor Legris.
Mais celui-ci s’entretenait au même moment avec le bouquiniste Chanmoru, qu’il s’appliquait à circonvenir afin qu’il servît ses projets et ceux de Joseph. Il dépensa pas mal de salive et quelques francs avant d’être exaucé et, quand il apparut, Mathilde de Flavignol avait levé le camp. Il gara sa bicyclette à côté de l’armoire où Kenji avait engrangé ses souvenirs de voyages. À son tour, Joseph se coula dans ce refuge.
Incliné vers une pile de Mourir , roman d’Arthur Schnitzler traduit de l’allemand et paru chez Perrin, Kenji s’imaginait entendre Djina lui annoncer qu’ils ne se rencontreraient que la semaine suivante. Il avait insisté, s’était proposé comme infirmier, mais n’avait récolté que des « trop laide, cernes violets, joues rouges, préférable de me voir sous un meilleur aspect…». Aurait-il dû persévérer ? Et si elle lui reprochait de lui avoir obéi ? Les femmes étaient tellement compliquées. Comment être certain que leurs interdits n’étaient pas des barrières vouées à la transgression ? Il soupira, brusquement découragé. Il avait beau aimer Djina, il déplorait ses liaisons d’autrefois, notamment celle qu’il avait eue avec Eudoxie Allard. Avec elle, pas de chichis, on se déshabillait, on consommait l’acte, on se rhabillait, et on se fixait un prochain cinq à sept.
— Cette logeuse est un faux-jeton, elle m’a empêché de monter chez Alphonse parce qu’elle camoufle un truc équivoque. Et
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