La momie de la Butte-aux-cailles
que j’avais rédigée.
« On vient de découvrir dans le port de Rouen un trafic d’objets peu ragoûtants, il s’agit de trois fausses momies destinées aux collectionneurs. Ces prétendues momies étaient simplement des cadavres anonymes et récents. Après les avoir éviscérés et bourrés de papier, les faussaires les avaient enveloppés de bandelettes. Elles étaient accompagnées d’une bonne trentaine d’animaux, momifiés eux aussi, dont une dizaine de chats, dissimulés parmi le chargement de bananes que transportait le cargo Dakar, il est probable qu’elles gagnaient la capitale par voie fluviale. Seulement, cette fois, l’affaire est allée trop loin. M. Jean Doussard, vingt-quatre ans, docker à Rouen, a été transporté à l’hôpital après s’être plaint d’avoir été blessé à l’épaule par le contenu tranchant d’un sac lors du déchargement du Dakar. Après ouverture des sacs incriminés, on a mis au jour des cadavres en putréfaction. Le professeur Sadeillan a diagnostiqué un empoisonnement de l’organisme humain. Au bout de deux semaines d’hospitalisation et en dépit des soins prodigués, l’intoxication de M. Doussard s’est terminée par une issue fatale due à la maladie du charbon. »
— La maladie du charbon ! s’exclama Victor.
— C’est indéniable, mon bon. J’ai moi-même interrogé ce toubib, qui a été formel.
— Et pourquoi cette rétention d’informations, vous qui vouez la censure aux gémonies ?
— Parce qu’il y a tout à parier que des sacs destinés à la confection de momies ont probablement atterri dans notre chère capitale. Alors, de là à redouter que le corps médical ne soit aux prises avec de braves mères de famille affirmant, l’écume à la bouche, que leur Gustin et leur Fifine se sont amusés à construire des châteaux dans les fortifs et en creusant la terre se sont entaillé les doigts avec des tronçons d’humérus viciés… Voyons, Legris, un peu de jugeote, vous imaginez la panique ?
— Et l’éthique, dans tout ça ?
— L’éthique ? Bah ! Elle se consume comme ce cigare, et on en balaie les cendres sous un tapis. Soyez assez aimable pour me débarrasser de ce mégot, je vais me servir de votre journal comme d’un éventail, tout parfum nicotinique doit s’être évanoui d’ici cinq minutes ! Mes hommages à votre épouse.
À l’extrémité de la rue de Birague se dessina la place des Vosges, où Félicité Ducrest résidait à l’entresol d’une séculaire maison vermeille de pierre et de brique coiffée d’un toit en éteignoir. Le cocher mena le coupé dans une remise rue de Béarn, et les deux femmes longèrent le jardin, dont le silence fut perturbé par le passage de l’omnibus Bastille-Wagram. Après quoi la place Royale, jadis hantée par Ninon de Lenclos, Marion Delorme, Mme de Sévigné, la tragédienne Rachel, Victor Hugo et Théophile Gautier, replongea dans son atmosphère désuète et sereine. Si trois des côtés du vaste quadrilatère étaient déserts, le quatrième accueillait sous ses arcades une succession de modestes boutiques, fruitier, brocanteur, épicier, librairie.
L’appartement de Félicité Ducrest se composait d’un salon aux trumeaux dédorés mais à la cheminée de marbre majestueuse – où ottomanes, plantes vertes et meubles Directoire disputaient l’espace à un gros calorifère –, de deux chambres en enfilade tendues de velours d’Utrecht jaune, d’une cuisine étroite où une bonne à tablier ruché préparait une tourte à la viande et d’une salle à manger reconvertie en musée. Seules quelques chaises en merisier et un sofa couvert de liberty à fleurs s’offraient aux visiteurs afin qu’ils contemplent les nombreux tableaux suspendus aux murs peints en blanc. Cette sobriété séduisit d’autant plus Tasha qu’elle mettait en valeur les teintes éclatantes des toiles accrochées à touche-touche.
Elle prisa particulièrement une jeune femme en barque, vêtue de clair et coiffée de noir, brossée par Renoir au début de sa carrière.
— J’apprécie ces taches de rouge et de bleu au milieu de la tonalité verte dominante, il y a du Courbet là-dedans, dit Tasha.
Puis elle s’arrêta longuement devant une ferme peinte à la Martinique par Gauguin en 1887.
Les goûts de la propriétaire étaient éclectiques, car elle avait aussi acquis des gravures de Dürer et des caricatures de Daumier. D’autres œuvres, de
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