La mort bleue
Puis, je nâaimerais pas te priver de ton plaisir.
En sortant, il ne put sâempêcher de remarquer :
â Comme Jeanne séjournera dans sa paroisse jusquâaux funérailles, cela te donnera lâoccasion de renouer avec tes enfants. Je me demande si tu te souviens encore de la couleur de leurs yeux.
Si son intérêt pour la domestique faisait de lui un mauvais mari, aux yeux de tous, être une mauvaise mère entraînait une condamnation plus sévère.
* * *
Un moment plus tard, le jeune notaire, assis dans la chambre de sa mère, lui relatait les derniers malheurs de Jeanne. Elle allait sur ses soixante ans, mais ses cheveux précocement blancs et sa mine permettaient de lui en donner vingt de plus. Elle ne couvrait plus son embonpoint quâavec de grandes robes noires, décorées de dentelles de même couleur. Sa silhouette rappelait celle de la reine Victoria, lors de ses dernières années de règne.
â Je vais lâaccompagner jusquâà la base militaire.
Si la vieille dame jugea cet empressement suspect, elle ne prononça pas un mot de reproche. Même une fidèle servante des enseignements du Seigneur savait apprécier combien le mariage de son fils demeurait privé de toute joie. Sa complicité nâallait toutefois pas jusquâà formuler un commentaire.
â Pauvre fille, tu lui transmettras mes plus sincères condoléances et celles de ton père.
â Pourras-tu tenir les enfants à lâÅil? Jeanne ne sera pas là pendant quelques jours.
Un bref instant, la vieille dame pensa dire : « Eugénie sera présente. » Elle se ravisa juste à temps :
â Cela me fera plaisir. Je me souviens encore du bonheur que jâai eu à mâoccuper de toi.
Fernand quitta son siège pour lui baiser les joues, puis il demanda encore :
â Papa nâest pas revenu⦠un testament à rédiger près du lit dâun agonisant. Tu le mettras au courant de mon absence. De toute façon, avec lâépidémie, les clients ne se pressent pas à la porte de notre cabinet.
Elle acquiesça dâun signe de tête. Le jeune homme retrouva la domestique dans le vestibule, au rez-de-chaussée, déjà vêtue de son manteau, un petit sac de voyage à la main.
* * *
Le trajet vers la ville de Saint-Jean, par lâancienne ligne de chemin de fer du Grand Tronc, prit des heures. Non pas que la distance fût si grande, mais les très nombreux arrêts rendaient le trajet interminable. Ils descendirent dans la gare de la localité une fois la nuit tombée, cherchèrent devant le petit édifice un moyen de se rendre à la base militaire.
â Il y a une voiture taxi là -bas, murmura Jeanne en pointant du doigt un petit hôtel.
Même sâils marchèrent dâun pas rapide, un couple dans la quarantaine atteignit le véhicule juste avant eux.
â Nous allons au camp, déclara lâhomme au chauffeur par la fenêtre laissée entrouverte.
Fernand lui posa la main sur lâavant-bras afin de lui demander :
â Monsieur, si vous nous le permettez, nous allons prendre place avec vous. Ã cette heure, nous ne trouverons plus personne pour nous conduire.
â à quatre, là -dedans?
â Cela ne peut pas être bien loin.
Lâhomme et la femme portaient des vêtements de deuil. Lâuniforme noir de domestique de Jeanne, débarrassé de la coiffe et du tablier blanc, donnait très bien le change.
â Venez-vous aussi pour votre fils? demanda lâinconnu dâune voix plus amène.
Dans lâobscurité, les traits tirés, tous les deux devaient paraître bien plus âgés.
â Non, son frère.
Lâhomme soupira, puis convint :
â Refuser ne serait pas chrétien. En nous serrant les uns contre les autres, je suppose que cela ira.
Il sâépargna cependant la promiscuité en grimpant à lâavant, près du chauffeur.
La grosse Chevrolet accueillit les trois autres à lâarrière. Pour ne pas faire porter son poids contre cette inconnue, Jeanne se rapprocha de son employeur pendant tout le trajet, à la fois intimidée et rassurée par cette proximité.
Par une guérite, un soldat contrôlait lâaccès de la base militaire. Le notaire prit sur lui dâexpliquer au garde de faction les motifs de
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