La mort bleue
lâautre pour replacer les oreillers, donner un peu dâeau, essuyer la sueur sur les fronts.
Arthur Girard se trouvait à une extrémité de la pièce, dans une section un peu plus silencieuse. Il reposait bien à plat sur le dos, les traits tirés, le teint un peu pâle. Fernand trouva une chaise afin de permettre à sa compagne de sâasseoir près du lit, puis il se tint un peu à lâécart.
Jeanne posa sa main sur lâavant-bras de son frère tout en murmurant :
â Tu dors?
Le malade sursauta en ouvrant les yeux, sâexclama :
â Câest toi! Que fais-tu ici?
â Je suis venu chercher Henri.
Un moment oubliée, la triste réalité sâimposa à lâesprit du malade.
â Je comprends.
La situation rappelait celle des champs de bataille, quand un camarade tombait. Seul le sort déterminait lâidentité des morts et des vivants. Deux frères, la même infection, les mêmes complications. à cette loterie infernale, Arthur avait gagné.
Si Jeanne ressentait le besoin impérieux dâaccomplir son devoir en sâassurant que son frère repose dans le cimetière paroissial, ses relations avec ses parents demeuraient empruntées. Fernand se demanda si cela tenait à de vieux contentieux, des querelles, des abus peut-être, ou alors au seul sentiment de se trouver maintenant devant un véritable étranger. Il se souvenait de la gamine efflanquée, employée chez les Picard dix ans plus tôt. Elle nâavait pas vraiment côtoyé ses cadets sous le toit familial, ou alors si peu de temps et à un âge si tendre. Elle ne devait pas vraiment sâen souvenir. Le patient alité devant elle lui était presque inconnu. Ne demeurait entre eux que la certitude dâappartenir à la même fratrie.
â Serez-vous encore longtemps à lâhôpital? demanda Fernand afin de rompre un silence devenu trop lourd.
â Je suppose que non⦠mais ici on obéit aux ordres. Sâils veulent me garder dans ce lit jusquâà Noël, je nâaurai pas le choix.
â Tu ne pourras pas reprendre lâentraînement, protesta Jeanne, pas après une pneumonie. Tu dois te reposer.
Elle sâinterrompit, puis précisa :
â Le télégramme indiquait cette maladie comme cause du décès⦠Monsieur Dupire me lâa lu.
â Les hommes victimes de la grippe se retrouvent ici. Ceux pour qui cela se complique passent dans la petite pièce, au fond. La plupart en sortent dans une boîte, les autres reviennent parmi nous. Après un moment, ils retournent dans les chambrées. Ce devrait être mon tour bientôt. Après cela, je ne sais pasâ¦
Arthur souffrait visiblement de ne rien savoir de ce qui lâattendait.
â Vous vous retrouverez certainement en convalescence pendant un long moment, le rassura Fernand. Quelques semaines, je pense.
â Jâespère juste quâils ne mâenverront pas en Europe, souffla le malade, la voix chargée de dépit.
De nombreux hommes rêvaient sans doute dâune maladie suffisamment grave pour éviter ce sort. Le pire serait dâavoir successivement la maladie et le service au front.
â Ne savez-vous pas? La guerre semble devoir se terminer bientôt, les Allemands reculent partout.
La nouvelle ajoutait à lâironie de la situation.
â Pauvre Henri! Après des mois à essayer dâéviter les balles, il meurt de la grippe.
Le gros notaire ne sut que répliquer. Il se souvenait des deux jeunes bûcherons anxieux dâéviter la conscription, quelques mois plus tôt. Cela semblait maintenant si loin.
â Tu ne pourras donc pas assister aux funérailles!
Jeanne évoquait là une évidence du ton de celle qui venait juste dây penser. Lâautre ricana avant de dire :
â Jâarrive à peine à aller pisser seul, alors me rendre dans Charlevoixâ¦
Un nouveau silence embarrassé suivit la confidence. Fernand tira sa montre de son gousset pour remarquer :
â Si nous ne voulons pas risquer de manquer notre train, mieux vaut nous mettre en route sans tarder.
â Vous avez raison, monsieur Dupire.
La jeune femme se leva et, maladroitement, fit mine de poser ses lèvres sur la joue de son frère.
â Ne fais pas cela⦠déclara son patron. La contagion.
Elle se
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